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Ainsi l’affection filiale suffit à la rigueur pour expliquer qu’il ait composé cet ouvrage. Cependant, lorsqu’on le lit avec soin, on s’aperçoit qu’il devait avoir encore une autre intention. S’il n’avait voulu que glorifier son beau-père, il semble qu’il s’y serait pris d’une manière un peu différente. Assurément il fait bien ressortir ses talens militaires et ses grands mérites d’administrateur. C’était l’essentiel ; mais il met une insistance singulière à vanter chez lui certaines qualités, qui ne sont pas celles que le monde place d’ordinaire au premier rang, la mesure, la prudence, l’habileté, la modestie, la répugnance pour les protestations vaines et les forfanteries sans résultat, la résignation à ce qui ne peut être empêché. Ces vertus de demi-teinte, il convenait sans doute de les signaler ; elles ont leur prix, surtout à l’époque où vivait Agricola. Mais Tacite ne les aurait pas célébrées avec une sorte d’affectation, s’il n’avait eu quelque raison de le faire. Il faut croire que cette sagesse timide ne plaisait pas à tout le monde, et qu’il y avait des gens qui la traitaient de lâcheté. C’est évidemment pour ceux-là que Tacite écrit ; il oppose à leurs bravades l’exemple de cet honnête homme qui savait céder à propos et tournait les obstacles au lieu de se briser contre eux. Il fait entendre à ces exagérés qu’il est facile de déclamer contre la tyrannie depuis qu’il n’y a plus de tyran, et qu’on peut le faire sans péril, mais que tout le monde l’a subie, eux comme les autres, lorsqu’il n’y avait pas moyen de lui tenir tête ; et, pour avoir le droit de leur parler en toute franchise, il se met lui-même sans hésiter au nombre de ces sénateurs épouvantés dont Domitien faisait ses complices, et qui se résignèrent à condamner les victimes qu’il leur était impossible de sauver. « Nos mains, dit-il, nos propres mains ont traîné Helvidius en prison. » Il veut dire : « Quand le délateur Publicius Certus s’est jeté sur lui pour le traîner au cachot où l’on allait l’étrangler, nous l’avons laissé faire. Aucun de nous, ni moi ni les autres, n’avons eu le courage de nous mettre entre l’assassin et sa victime. Nous n’avons pas davantage empêché Baebius Massa de verser le sang de Senecio et de nous en couvrir, et il ne nous convient guère de prendre aujourd’hui des attitudes arrogantes après tant de faiblesses. » À ces violons du lendemain, qui parlaient haut et ne ménageaient pas leurs adversaires, il répond du même ton ; il leur oppose la conduite prudente d’Agricola et les actes dont il le félicite le plus