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aurait été pénible de se résigner à une infériorité nécessaire. Tacite, au contraire, en a pris virilement son parti. On voit qu’il a renoncé sans trop de peine à l’espérance d’égaler jamais les orateurs anciens. Personne, à ce qu’il semble, n’aurait dû regretter plus que lui un régime si favorable à la grande éloquence et qui lui aurait fait sans doute une place si haute ; et pourtant, il paraît en supporter facilement la perte. Dans le tableau qu’il trace de l’ancienne république, il insiste sur les mauvais côtés plus que sur les bons, — ce qui était presque une nouveauté, — il montre les dangers de cette anarchie « que les sots appelaient la liberté. » - « Rome, dit-il, se consumait dans des querelles de parti ; il n’y avait ni paix dans le Forum, ni accord dans le sénat, ni règle dans les jugemens, ni respect pour les supérieurs, ni limite fixe à l’autorité des magistrats. » Il n’y trouve rien qui lui semble très regrettable, et, à tout prendre, son époque lui paraît plus heureuse. Les choses y sont mieux ordonnées ; ce n’est plus une foule ignorante qui gouverne, c’est le plus sage ; et l’autorité d’un seul assure la tranquillité publique[1]. Il accepte donc pleinement l’empire, et non seulement il l’accepte pour lui, mais il veut entraîner à son opinion ces jeunes gens qu’enflamment les succès de l’école et qui rêvent d’un grand avenir. Il ne leur cache pas que leur éloquence aurait trouvé sous la république des matières plus dignes d’elle et qu’ils pouvaient y arriver à des fortunes politiques plus brillantes, mais, en même temps, il leur montre ce que coûtaient ces fortunes, à quels dangers il fallait s’exposer pour les conquérir et de quel prix Cicéron a payé sa gloire. Le meilleur est donc de prendre son époque comme elle est et de s’y accommoder de bonne grâce. « Puisqu’on ne peut obtenir à la fois une grande renommée et un tranquille repos, que chacun jouisse des avantages du siècle où il vit, sans décrier celui où il n’est pas. » - C’est la sagesse et la modération mêmes, et rien n’est plus éloigné de l’idée qu’on voudrait nous donner de Tacite.


III

À la vérité, ces paroles sont vraisemblablement d’un temps où Tacite était jeune, bien accueilli des empereurs, heureux du

  1. Quid opus est multis apud populum concionibus, quum de republica non imperiti et multi deliberent, sed sapientissimus et unus ?. — De Oratore, 41.