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nous n’avons pas inventée, mais dont nous nous sommes mieux servis qu’on ne l’avait fait encore. Les Grecs ont pratiqué surtout la première ; il me semble que les Romains ont entrevu l’autre. Dans une de ses lettres à Lucilius, Sénèque, après avoir constaté, comme Tacite, que l’éloquence de son temps est en pleine décadence, en accuse la corruption des mœurs publiques : Talis hominum oratio qualis vita. Cet axiome risque de paraître aujourd’hui un lieu commun ; c’était alors une nouveauté de faire dépendre la littérature d’un peuple de sa situation morale. Tacite va plus loin ; il énonce une idée plus nouvelle et plus profonde quand il la rattache à son état politique. Je ne me souviens pas qu’à Rome personne l’ait fait avant lui, au moins d’une manière aussi précise. Sa pensée, c’est que la décadence de l’art oratoire est la suite naturelle, inévitable, de l’établissement de l’empire. Sous la République, la parole était maîtresse de tout, regina rerum oratio. Les questions les plus graves, qui intéressaient le sort des nations, se débattaient au Forum, en plein jour, devant le peuple entier, dans des luttes passionnées, et la violence même de ces luttes lui semble une condition nécessaire pour que l’art de parler atteigne à sa perfection. « La grande éloquence, a-t-il dit dans une phrase célèbre, est comme la flamme. Il lui faut des alimens pour se nourrir, du mouvement pour s’exciter, et ce n’est qu’en brûlant qu’elle brille. » Il ajoute qu’Auguste l’a pacifiée ainsi que tout la reste ; mais, comme elle est faite pour la guerre, la paix lui a été mortelle. Exilée de la place publique, prisonnière dans des salles fermées, réduite à ne plus figurer que dans des combats de parade, devant des auditoires restreints, la grande éloquence est morte, et tant que durera l’empire, elle ne pourra plus renaître.

Voilà une conclusion qui n’aurait pas été sans doute du goût de Quintilien. Il avait composé, lui aussi, un traité que nous n’avons plus sur les causes de la corruption de l’éloquence. Nous savons qu’il trouvait beaucoup de défauts à celle de ses contemporains, mais c’étaient des défauts qui pouvaient se guérir ; il comptait, pour en corriger son temps, sur les jeunes gens qui sortaient de son école, et dans le nombre, il en signale déjà « qui marchent sur les pas des anciens. » Je crois bien aussi que Pline, qui avait lu le Dialogue des orateurs, puisqu’il en cite une phrase, n’en devait pas partager toutes les idées. Fier, comme il l’était, de son talent, heureux de ses succès, il lui