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étaient déjà ses Misérables, qui devaient paraître en 1862, et sa Légende des siècles, 1859, 1877, 1883. Si nous relevons ces trois dernières dates, c’est afin qu’on voie bien, dans la dernière partie de la carrière de Victor Hugo, la continuité de la veine épique. Et nous ne séparons pas les Misérables de la Légende des siècles, parce que, non seulement le roman et le poème procèdent bien l’un et l’autre de la même inspiration littéraire ou philosophique, mais on montrerait sans peine qu’ils ne diffèrent l’un de l’antre que comme la représentation du présent diffère de celle du passé.

Ce n’est pas à dire que le poète lyrique ne s’y retrouve toujours. La puissante, l’envahissante personnalité d’Hugo n’a jamais réussi à s’abstraire complètement d’aucune de ses œuvres ! Même elle s’est accrue, durant son long exil, de l’énergie de ses colères, et comme aggravée du poids de ses méditations solitaires. Ni dans les Misérables, ni même dans la Légende, il n’a pu résister au besoin de se mettre en scène, d’intervenir fréquemment de sa personne, et, dans les épisodes qu’il empruntait à l’histoire, pour les illustrer, de chercher et de nous présenter des « leçons » autant que des « tableaux. » Mais c’est déjà là, comme on le voit, une tout autre manière de manifester sa personnalité. C’est autre chose de ne faire servir l’histoire, comme dans Marie Tudor ou dans le Roi s’amuse, qu’à l’expression de ses passions ou de ses rancunes, et autre chose de l’utiliser, comme dans la Rose de l’Infante, ce « Velasquez, » ou dans le Satyre, ce, « Carrache, à l’expression d’une philosophie. Si c’est d’ailleurs une opinion « personnelle » à Victor Hugo :


Qu’un pourceau secouru pèse un monde égorgé,


ce n’est plus là ce qu’on appelle étaler son Moi dans son œuvre. Et enfin, — ce qui est proprement « épique, » - les fragmens sont nombreux, dans les Misérables et dans la Légende, comme par exemple Booz endormi, ou le Mariage de Roland, dont le choix ne semble avoir été vraiment déterminé que par la suggestion ou « le frisson » de ce qu’ils contenaient pour Victor Hugo de poésie, d’intérêt humain, de beauté. Le lyrisme dominait dans les Chants du Crépuscule ou dans les Voix intérieures, dont le titre est à lui seul une assez claire indication. Mais, dans la Légende comme dans les Misérables, le poète subordonne sa personne à quelque chose qui la dépasse, non sibi res, sed se rebus