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images ; mais rapporterons-nous au génie lyrique d’Hugo l’intensité de sa vision pittoresque :


On entendait gémir le semoun meurtrier
Et sur les cailloux blancs les écailles crier
Sous le ventre des crocodiles.
Les obélisques gris s’élançaient d’un seul jet,
Comme une peau de tigre au couchant s’allongeait
Le Nil jaune, tacheté d’îles.


ou encore :


La morne Palenquè gît dans les marais verts.
À peine entre ses blocs, d’herbe haute couverts,
Entend-on le lézard qui bouge,
Ses murs sont obstrués d’arbres au fruit vermeil
Où volent, tout moirés par l’ombre et le soleil
De beaux oiseaux de cuivre rouge ?


Ce que les tableaux de ce genre, qui abondent, on le sait, dès l’époque des Orientales, dans l’œuvre de Victor Hugo, ont de plus remarquable, ce n’est pas, on le sait aussi, d’être « ressemblans. » S’ils l’étaient, ce serait une rencontre, un effet imprévu du hasard. Exceptons-en quelques croquis d’Espagne : de la plupart de ces tableaux, Victor Hugo n’a jamais vu les originaux. Ses paysages, comme ses chants, lui sont « intérieurs ; » ils s’évoquent pour lui du fond de son imagination ébranlée par ces noms d’Égypte ou d’Assyrie, d’Amérique, et c’est à dire, si l’on le veut, qu’en tant que « personnelles, » ses descriptions demeurent bien « lyriques » à ce titre. Mais on ne dessine qu’avec des lignes, on ne peint qu’avec des couleurs, ou des valeurs, et le paysage intérieur ne naît à la réalité qu’en s’extériorisant. La personnalité d’Hugo tend donc ainsi à se dégager d’elle-même. Elle use ici, pour s’exprimer, de moyens qui ne sont pas précisément d’elle, qu’elle ne tire pas de son fond, qu’elle emprunte au dehors. En se manifestant, elle se limite ; elle « s’oppose, » en se posant ; « elle s’objective, en se projetant. » Le génie du poète, jusqu’alors purement lyrique, change de nature, et, comme enfin personne de nous ne saurait éternellement se nourrir de sa propre substance, voici que, de « lyrique, » et par l’intermédiaire de la couleur locale, il s’efforce à devenir « dramatique. »

Je dis : « qu’il s’y efforce ; » et, en effet, avant d’être autre chose, le théâtre de Victor Hugo est l’œuvre ou la créature de sa volonté. Parce qu’en France, depuis le Cid, c’est le théâtre qui