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plus que le politicien. Il viendra, exaspérera leur détresse et même s’en fera des rentes.

Comme l’étudiant qui n’étudie point s’embrigade parmi les sôshi, le travailleur qui ne travaille pas s’enrôle parmi les kurumaya. La seule ville de Tôkyô compte plus de quarante mille traîneurs de cabriolets. Les plus fortunés se groupent aux alentours des belles résidences et des restaurans, dans des entrepôts où ils chantent, boivent, ripaillent et battent les cartes, dès que la police a le dos tourné. Les autres circulent à toute heure en quête de la « bonne semence » ou « de la pierre précieuse. » C’est le client qu’ils appellent ainsi. On les voit rôder dans l’ombre comme des échassiers mélancoliques qui traîneraient leurs ailes cassées. Pendant les nuits d’hiver, ils bivouaquent, relèvent la capote de leur kuruma, et, pour ne point geler, s’endorment la lanterne entre les cuisses. Quand ils sont vieux et qu’à chaque tour de roue, ils redressent désespérément leur échine, ils vont s’abattre au milieu des chiffonniers et des raccommodeurs de gela. Mais, à la vue des tramways, leurs yeux se chargent de haine, et les bataillons épars de ces meurt-de-faim besogneront gaillardement, si jamais le soir vient des sanglans grabuges.


On ne soupçonne guère, sous les dehors insoucians de la vie japonaise, la sombre crue de misère qui monte silencieusement à mesure que les idées européennes d’égalité et de lutte pour la vie percent les nuages bouddhiques de l’ancien firmament. Cette misère n’a pas la face hideuse et purulente de la nôtre. Je me suis souvent attardé dans les plus misérables quartiers de Tôkyô. Le dénuement des maisons y choque d’autant moins que les demeures des riches nous ont habitués à la nudité de leurs chambres. Tant il y a que les toits crevés et les murailles aux planches disjointes laissent suinter l’eau du ciel sur des loques de tatami dont le chaume commence à pourrir. Là, devant un petit autel des ancêtres fait d’une vieille boîte de mandarines et attaché au mur par deux cordes de paille, couchent pêle-mêle, enveloppés dans des torchons et des couvertures de parapluie, hommes et femmes, vieillards et enfans. Heureux encore ceux qui logent leurs promiscuités sur six pieds de nattes bien à eux ! Les autres vont pour un ou deux sous dans des bouges disputer leur sommeil à des puces plus grosses que des grains de riz. Le couloir de ces hôtels borgnes est comme le vestiaire de la pouillerie