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s’en échappe encore que sous la pression accidentelle d’un accès de fanatisme. Inquiet et mené par des esprits d’autant plus entichés des nouveautés qu’ils n’en saisissent point les conséquences, paresseux et obsédé de bavards qui perdent leurs journées en contentions futiles ou impertinentes,.inconsciemment préparé à toutes les audaces, puisque rien ne l’étonne et qu’ainsi rien ne le retiendra, le peuple japonais m’apparaît comme une proie séduisante pour les futurs entrepreneurs en révolutions.

Ils trouveront d’ailleurs un auxiliaire puissant dans la misère, l’atroce misère que traîne derrière soi notre civilisation industrielle. La science, que les Japonais se flattent d’avoir conquise, a installé chez eux ses instrumens de torture. Du temps où l’on ne sacrifiait point à cette nouvelle idole, l’artisan, toujours assuré de vivre, sentait éclore en lui un humble et doux artiste. L’industrie moderne en fait, sous peine de mort, une machine sans initiative et sans idéal rivée à une autre machine sans intelligence et sans pitié. Dès 1892, un jurisconsulte français, professeur de droit au Japon, M. Boissonade, affirmait que la question sociale était née. Elle a grandi depuis. Les patrons japonais et leurs intermédiaires se sont montrés plus durs à l’égard des ouvriers que jamais les seigneurs féodaux et les samuraï envers le pauvre monde. L’homme peut encore regimber quand on lui impose des journées de douze, quinze et dix-sept heures ; mais la femme que nul ne protège, mais la jeune fille que la police ramène à l’usine, mais l’enfant ? Si le peuple japonais aime les enfans, il n’a pas le respect de l’enfance. La vieille société en ornait impudemment ses nuits de plaisir ; la nouvelle en peuple criminellement les nuits blêmes de ses manufactures. « Que faire ? vous disent les patrons. Nos ouvriers, irréguliers et fainéans, ne nous témoignent plus aucune déférence. Ils voudraient être nos égaux, entendez : nos maîtres. Nous serons forcés, pour sauver nos capitaux, d’embaucher des mercenaires chinois. » Les ouvriers se mettent en grève. Ils ont de bonnes raisons, mais n’en eussent-ils point qu’ils s’y mettraient encore, afin de rivaliser avec les Européens. Ils manquent encore de chefs, et, dans les petits corps de métier, terrassiers et menuisiers, l’ouvrier-maître, qui commande pour son propre compte vingt ou trente manœuvres, qui leur fournit les instrumens et les blouses, l’emporte en cruauté sur l’industriel et le riche patron. On n’attend