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son bon plaisir. Un artiste mettait dix ans à parachever un coffret de laque. Le Japon qui reposait au sein de l’éternité bouddhique savait bien que le temps n’existait pas. Les théâtres toujours pleins ferment à l’heure où les yosé s’allument. Pénétrez un matin sur le quai de la gare : il est encombré de gens qui se font de grandes révérences et regardent l’un des leurs monter en wagon. Un ministre, peut-être un ambassadeur ? Vous êtes loin de compte : ce voyageur, suivi d’un si nombreux cortège, est nommé employé des postes à Kyôto, ou ses affaires l’appellent à Osaka. Depuis deux semaines que son voyage est annoncé, ses amis, réunis tous les soirs dans les divers restaurans de la ville, boivent le même saké et en content aux mêmes geisha. C’est ce que nous appelons vider le vin de l’étrier : les Japonais le tirent et le dégustent pendant quinze jours. Encore si leur humeur casanière répugnait aux déplacemens et si douze heures en chemin de fer les effarouchaient ; mais, du Nord au Sud, je n’ai vu que trains bondés. Leurs banquets de partance, d’où on les ramène parfois deux par deux liés comme des saucisses dans un large kuruma, servent de prétexte et d’aiguillon à leur incomparable fainéantise. Il leur faut, pour ces bombances, les lumières du restaurant, sa discrète solitude, son bruit de shamisen, ses jolies danseuses. On ne se reçoit guère au Japon dans l’intimité de la famille, et cependant on se visite du matin au soir entre hommes et l’on organise des sôdan.

Le sôdan, syllabes magiques, régal des esprits, enchantement des heures, clef de voûte de la vie japonaise ! Vous vous rappelez les jeunes Grecs qui se levaient avant l’aube pour aller entendre les sophistes : les Japonais les devanceraient encore sur la route du sôdan. Ils ont des journées quasi divines, des journées pleines de sôdan. Ils s’empressent, trottent de l’un à l’autre, comme les bonzes qui ont plusieurs enterremens à faire. Un Japonais veut-il bâtir une maison, élever une haie, marier sa fille, choisir un médecin, acheter un objet d’art, changer ses tatami, monter un commerce, planter un arbre, entreprendre un voyage, vendre son champ ou réformer son pays : il convie ses amis à venir en délibérer autour d’une théière et d’un brasero. Les invités arrivent, s’agenouillent en rond, bourrent leur pipe, s’humectent les lèvres d’un peu de thé chaud et feignent de prêter une oreille attentive à leur hôte, qui leur propose, expose et décompose son litige intérieur et ses feintes perplexités. Puis chacun d’eux à