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et conservent précieusement au fond de leur mémoire ces échos du passé, ces voix d’outre-tombe. Ce ne sont ni les moins intelligens ni les moins instruits des Japonais : ils nous lisent et nous connaissent. Seulement ils vivent retirés, ne se commettent point avec les hommes du jour, que leur honnêteté rigide soupçonne ou méprise. On ne les coudoie jamais dans une antichambre de ministre ni dans un bureau de journal, et leur intimité nous reste aussi impénétrable que le sanctuaire des temples shintoïstes. L’homme qui me raconta cette histoire appartenait à cette réserve ombrageuse de Japonais plus consciens de leur valeur depuis qu’ils ont jugé nos défaillances ; J’ignorai toujours son adresse. Sur la prière d’un ami commun, il consentit à venir me voir et se prêta de la meilleure grâce du monde à satisfaire ma curiosité. Dans ses vêtemens de soie noire, ses gestes bruissaient comme une traîne de femme. J’admirais son élégance et sa haute courtoisie, cet ancien vernis sous lequel les âmes japonaises rendirent des sons si graves et si purs. Il avait une ironie tout à fait supérieure ; mais, quand, il me parla du suicide de cet enfant, sa voix trembla légèrement, pendant que ses yeux et son sourire s’attachaient à ma figure. Et je ne saurais exprimer l’accent de fierté simple et mélancolique dont il ajouta :

— Ce petit, monsieur, était bien des nôtres


III

Je mets au premier rang des bonnes fortunes que m’a ménagées le hasard des voyages mes entretiens avec les conservateurs japonais qui ne simulaient pas, pour se grandir ou pour me plaire, un assez plat respect des nouveautés européennes et qui daignaient parfois, d’une main discrète et d’un sourire inconsolable, remuer sous mes yeux les souvenirs de leur grandeur. Mais, dès que je m’égarais dans la foule, j’avais le spectacle tour à tour attristant et comique d’un peuple qui, jeté hors de sa route naturelle, se dissémine à travers la plaine et les coteaux, court, revient sur ses pas, se groupe, se débande ou enfile solennellement des chemins sans issue. Bourgeois, marchands, artisans, ouvriers, même les paysans, ils mériteraient que l’on créât pour eux le mot de néomanes, tant ils semblent possédés d’une fringale de réformes.