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On le chasse et le voilà dans les rues avec les trente sous qu’il avait gagnés. Il regarde ses trente sous, songe aux paroles de son père, et, comme c’était l’heure matinale où la foule japonaise se porte au théâtre ; il entra dans une salle de spectacle, et, pour la moitié de sa fortune, grimpa dans les hautes galeries, parmi les spectateurs qui se tiennent debout. Jusqu’à six heures du soir, il vit défiler sous ses yeux les tragiques enchantemens de la légende et de l’histoire. Il poussa des Hya ! Hya ! et battit des mains au courage de Chôbei, patron des marchands, qui, sachant l’embuscade et les poignards aiguisés, va donner à la mort une si fière accolade. Mais, quand ce héros répond à sa femme éplorée : « Taisez-vous : il arrive un moment où les fleurs de cerisier tombent et où les hommes doivent mourir, » le petit voleur du boulevard Ginza garda un religieux silence. Pendant les entr’actes, il achetait et grignotait des gâteaux.

Lorsque l’enfant sortit du théâtre, un des derniers, il tira de sa ceinture une feuille de papier, y écrivit quelques mots à la clarté d’une lanterne et s’achemina vers la gare de Shimbashi. Il ne s’y arrêta point et continua sa marche le long du faubourg de Shinagawa, très loin, jusqu’aux misérables huttes qui bordent la voie ferrée. De l’autre côté, il aperçut dans l’ombre la mer et les grèves où jadis ses petites sœurs venaient au mois d’avril ramasser des coquillages. Il poursuivit encore, longea une jonchaie de lotus et sauta sur la voie. Le train de Yokohama déchira la nuit d’un sifflement cruel, et l’enfant n’eut que le temps d’ôter son haori, de le plier et de s’étendre au travers des rails.

Le lendemain, le pâtissier accourait chez le marchand

— Je m’excuse, lui dit-il, d’avoir hier accusé votre employé j’ai découvert le vrai coupable.

— J’en suis bien aise, répondit le marchand.

Mais ni l’un ni l’autre ne savait encore qu’on avait trouvé, à dix minutes de la gare, près d’un pauvre petit cadavre informe et sanglant, dans la manche d’un haori soigneusement plié, cette simple ligne : Honoré père, votre fils n’a pas fait ce que l’on dit.

La grande machine impériale, toute luisante de ses rouages européens, ne peut ni suspendre ni ralentir son orgueilleux vacarme pour donner au dernier soupir d’un enfant héroïque le loisir d’être entendu. Mais ils sont encore nombreux, ceux qui recueillent