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gravit d’une haleine l’escarpement du pouvoir. Tour à tour président du Conseil Privé, président du Sénat, plénipotentiaire, premier ministre, chef de parti, il a sauté de cime en cime, créant partout et le poste et l’exemple. Il a été durant un quart de siècle l’âme même du Japon, enthousiaste et versatile, artificieuse et sincère, hardie et flottante, aussi prompte à s’abattre qu’à se relever. Longue barbiche et moustaches tombantes, l’œil vif sous de lourdes paupières, il traversa l’impopularité avec son fin sourire et ses bottes de sept lieues. Plus habile à se servir des circonstances qu’à les prévoir ou les provoquer, et, quand il a désarmé ses ennemis, plus pressé d’exploiter sa victoire que de satisfaire ses rancunes, généreux jusqu’à la dissipation, menant de la même main souple et rapide ses affaires de cœur et les affaires d’État, sans fortes idées, mais sans préjugés mesquins le hasard avait merveilleusement adapté son intelligence au gouvernement d’un pays dont les traditions mourantes ont besoin qu’on les caresse et dont les nouveaux appétits exigent qu’on les flatté.

Tout autre est le comte Okuma, le leader des Progressistes, un parvenu, lui aussi.

Je n’hésiterais pas à voir dans ce vieux samuraï qui n’a jamais mis le pied hors du Japon, et qui, s’il a su parler en ses jours verdoyans quelques mots hollandais, les a depuis longtemps désappris, le type le plus franchement moderne du politicien japonais. Quel vigoureux exemplaire de sa race ! Il tient encore de près à cette société féodale où, comme un monstre pris en un filet d’acier, les douleurs et les emportemens de la nature n’arrivaient pas à rompre les mailles enveloppantes de la cérémonie. C’est lui qui, dans le vestibule de son ministère, la jambe fracassée par une bombe de dynamite, étendu tout sanglant, répondait sans ombre d’ironie aux condoléances et au salut d’adieu d’un diplomate européen : « Excusez-moi, monsieur, si je commets l’impolitesse de ne pas vous reconduire. » Mais, à côté de ces rudes vertus, quelle intuition des nécessités nouvelles ! Le premier, peut-être, il distingua nettement, sous les eaux troubles du parlementarisme, la reconstitution d’une féodalité au profit des ambitieux. Un des premiers, il comprit que la ruine du Shôgun avait enterré les temps héroïques et que leurs funérailles assuraient désormais la puissance à qui posséderait l’or. Un Japonais me disait : « Vous me, demandez ce que je pense du comte