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d’Uyeno. Ses funérailles le ressuscitent et les badauds s’arrêtent un moment le long des boulevards où sa bière de bois nu, haute comme une chaise à porteurs, promène sur le front de la foule un carré de soleil. Ce revenant, endormi la tête entre les genoux dans la même position que jadis au sein maternel, pousse devant lui un détachement de soldats et des hommes en blanc chargés de lotus d’or. Précédé d’un convoi de fleurs et de mets funéraires, suivi d’une procession de fracs et de redingotes qui ont décoré leur boutonnière d’un petit nœud de papier blanc, il traverse le parc des cerisiers où les temples bouddhiques étincellent dans la profondeur des arbres ; et, quand, à l’entrée de la nécropole, sous une tribune en sapin, on l’a déposé derrière une table hérissée de luminaires et de brûle-parfums, quand les prêtres, coiffés d’une mitre dont les deux ailes retombent sur leurs épaules, ont tour à tour ralenti et précipité leur âpre psalmodie, et qu’accroupis par terre, dix bonzes, la tête rase, ont fait avec leurs flageolets et leurs flûtes de Pan et leurs gongs et leurs tambourins un aigre concert coupé de rafales sonores, — les trois représentans chamarrés de l’Empereur, de l’Impératrice et du Prince impérial s’avancent lentement sur un chemin de simples nattes et, l’un après l’autre, honorent d’un peu d’encens ce fossile exhumé d’un monde à jamais disparu. Un jour que j’assistais à des obsèques princières, je priai un Japonais du cortège de me renseigner sur l’illustre défunt « Je crois, me répondit-il sérieusement, qu’il était dans sa jeunesse un fameux joueur de pelote. »

Mais, parmi les fils de ces daimios hébétés et moisis, les plus intelligens se sont ralliés au régime moderne. Ils ont compris que, pour une noblesse découronnée, le seul moyen de ne pas déchoir était de reconquérir par son mérite le rang que lui décernait jadis son droit de naissance. L’armée, dont les Princes partagent le commandement avec d’anciens chefs de samuraï, en leur épargnant les promiscuités de la politique, leur permettait d’échanger leurs prérogatives féodales contre une dignité plus personnelle et de se créer ainsi de nouveaux titres à la considération du pays. Ils se sont mêlés aux Européens, en Europe même ; ils nous ont étudiés ; ils ont assorti et pesé leurs expériences, et revenus plus japonais à la terre japonaise, ils y construisent des demeures seigneuriales qui sont l’image de leurs âmes.