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opiniâtre, installé à son bureau dès huit heures du matin jusqu’à trois heures de l’après-midi, ou ceux qui nous le peignent sous les traits d’un brave homme assez borné, très docile, mais uniquement passionné pour les sports et les chiens ? Vit-il entouré de savans ou de lutteurs ? Préfère-t-il le bordeaux au saké ? « Si vous aviez fréquenté ses chambellans, nous confiait un Japonais de la cour, vous seriez surpris que l’Empereur se montrât toujours aussi correct et aussi libéral, car les gens dont il est assiégé retardent affreusement sur leur siècle. » Et le maréchal Yamagata, le vainqueur de la Chine, un de ceux qui passent pour avoir l’oreille de Sa Majesté, nous disait : « L’Empereur surveille les moindres intérêts de son empire, mais il n’aime point le régime parlementaire. » On s’en doutait ; seulement ce régime qu’il n’aime pas, il le subit sans aigreur apparente. Les journaux ont raison de vanter son tact, sa discrétion, sa modestie, son patriotisme. Je ne pense pas qu’un homme médiocre saurait s’effacer avec tant de prudence ni jouer un rôle insolite avec tant de dignité.

À ses côtés, l’impératrice, moins énigmatique mais aussi secrète, inspire à son peuple une affectueuse vénération. On ne discute point ses vertus, ni son intelligence. Les Japonais tombent d’accord que, chez elle, l’esprit égale la bonté. Mariée dès seize ans à son époux qui n’en avait alors que treize, — car la famille des Ichijô, d’où sortaient les impératrices, voulait ainsi s’assurer la haute main sur l’Empereur, — elle a conservé, dit-on, un peu de cet ascendant que son âge et son charme lui avaient tout d’abord donné. Son intervention n’outrepasse jamais le cercle intime où doit se confiner la femme japonaise. Mais toujours attentive, et mieux secondée par ses dames d’honneur que l’Empereur par ses courtisans, elle a surmonté sa timidité de petite reine sacro-sainte, pour paraître aux yeux de l’Europe en libre souveraine de l’Extrême-Orient. Elle a réformé son costume et ses manières à un âge où le corps lui-même fléchit malaisément aux nouvelles contraintes ; et son cœur a trouvé des délicatesses que le protocole ne lui avait point apprises. Lorsque le czaréwitch faillit être assassiné sur la route de Nara, ce fut elle qui de sa propre initiative écrivit une lettre personnelle à l’Impératrice de Russie. D’ailleurs la civilisation moderne dont elle porte les insignes ne l’a point enivrée. On sent que cette frêle Japonaise chérit d’un religieux amour les usages de son pays.