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avant la mort de Béatrice, ou bien assimile-t-il notre monde à l’enfer ? Ou bien encore la seconde strophe est-elle une interpolation ? Faut-il admettre que compilant les sonnets et les canzoni de la Vita Nuova, vers 1292, il les ait parfois retouchés, qu’il ait introduit alors les deux vers au ton prophétique ?

« 0 mort, s’était-il écrié, tu as détruit la grâce amoureuse ! » Il s’agissait alors de la jeune dame amie de Béatrice. La mort ne touchait pas Dante de la même façon, et, en constatant surtout ce qu’elle détruit, il la considérait en quelque sorte d’un point de vue extérieur ; quand il s’agit de Béatrice, Dante, touché au fond du cœur, entre, semble-t-il, dans l’intimité même de la mort, et celle-ci lui révèle un monde de lumière. Il songe plutôt à ce qu’elle conserve et glorifie. Béatrice est « la glorieuse Béatrice, selon l’Alighieri, qui vit dans le Ciel avec les anges, et, sur la terre avec mon âme, » et, par la vertu de ces quelques mots, un éclair de beauté jaillit sur la page austère du Convito, un éclair de beauté capable de traverser la nuit des cœurs douloureux et simplement humains. La mort du père de Béatrice, le pressentiment de la mort de Béatrice, tout cela ne s’accorde qu’avec une Béatrice réelle et vivante ; il en est de même pour la plupart des faits de la Vita Nuova. D’autres sont franchement allégoriques ; il n’est pas impossible qu’au roman d’amour s’adapte un traité de philosophie. Sans doute, il y avait dans le salut de Béatrice des choses qui dépassaient la portée d’un salut, mais il y avait aussi, — n’en doutons pas, — le salut de Béatrice. Aux faits les plus simples de la vie quotidienne, l’imagination de Dante prêtait une importance symbolique. Il cherchait l’âme de cette dame, qui fut avant tout la « dame de son esprit, » à travers les mondes inconnus jusqu’où s’était élancé son vol. Qui le renseignerait ? La théologie. Quelles pouvaient être les pensées, les visions, les contemplations de cette âme ? La théologie lui fournirait la clef de ce mystère. La théologie est la science de Dieu ; la science de Béatrice glorifiée par la mort est aussi la science de Dieu. Ainsi Béatrice devient la figure de la théologie. L’influence de la morte entraîne Dante vers les choses d’en haut : « La vie ne sera pas détruite, disait à son fils la mère d’un jeune martyr, elle sera changée en une vie meilleure, » et, comme la vie de Béatrice, le sentiment de Dante s’était transformé. Le poète eut, sans aucun doute, des romans d’une autre sorte ; il n’en est pas moins vrai qu’un radieux idéal lui servait à s’orienter en ce