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déshonorée, et les possesseurs de cette noblesse sont des princes, des barons, et beaucoup d’autres, non seulement des hommes, mais des femmes, qui sont nombreux et versés dans la langue vulgaire, non pas dans celle des lettrés[1]. » Dante n’estimait donc pas que la haute philosophie fût au-dessus de l’intelligence féminine ; il comptait, parmi les avantages de la langue vulgaire, celui de rendre sa pensée facilement accessible aux femmes ; il les croyait douées de cette « noblesse d’âme » qui n’avait pour lui rien de commun avec la noblesse du rang ou de la lignée, et qui se caractérisait par l’aptitude à la philosophie.

Et comment en eût-il été autrement si Béatrice n’est pas une abstraction, si Béatrice a réellement vécu ? La clef du monde dantesque repose entre ses mains. Elle en connaît les mystères, elle en démontre la science, elle en divulgue les trésors. Sœur chrétienne d’Antigone, elle est, dans la poésie du moyen âge, ce que fut la fille d’Œdipe dans la poésie antique : celle qui agit au nom de la Loi divine, au nom de l’amour. La vierge païenne obéit à la loi mystérieuse et secrète, plus mystérieuse alors que l’oracle de Cassandre regardant à travers des voiles, ainsi qu’une jeune fiancée ; Béatrice obéit à la Loi révélée, à la Loi d’amour, à la Loi chrétienne. Antigone est morte pour cette Loi par laquelle Béatrice a triomphé. L’une ne peut que mourir en pleurant ses fontaines thébaines, comme l’Égyptienne de l’antique épitaphe « pleurant pour la brise au bord du fleuve. » A l’autre il est donné de vaincre et de sauver, de porter victorieusement à travers les ténèbres son message de lumière et d’espérance, car l’amour dont elle est revêtue est fort comme la mort, et son zèle inflexible comme l’enfer. Elle régnait déjà sur l’âme de Dante quand elle était ici-bas, mais elle y triompha pleinement quand, appartenant à la vie invisible, son influence ne se fit plus sentir que dans la vie intérieure. Fut-elle, en réalité, la fille de Folco Portinari, mariée à Simone dei Bardi, comme certains l’affirment[2] ? D’autres, il est vrai le nient, et l’on a pu croire qu’il était permis d’en douter. Malgré le témoignage de Boccace, malgré certaine version du commentaire de Pietro Alighieri, le propre fils de Dante, écrivant vers 1360, on ne peut dire que le

  1. Convito, Trattato primo. Capitolo IX ; Rodolfo Renier, la Vita Nuova e la Fiammetta ; d’Ancona, Beatrice, 1889 ; Michele Scherillo, Alcuni capitoli, etc.
  2. Voyez Isidoro del Lungo, Beatrice nella vita e nella poesia del secolo XIII. Milan, Hoepli, 1896.