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des âmes ignorées. Ainsi de modestes existences qu’illustre l’éloge de Dante permettent aux hommes d’admirer et d’honorer en elles toutes les vies anonymes de fidélité, de sacrifice et de dévouement. C’était un cœur profondément tendre que celui de l’Alighieri : « O larme, avait chanté le vieux Jacopone, tu as une grande force avec beaucoup de grâce. » Dante s’est-il souvenu du poète franciscain, en illustrant la même pensée par le tragique épisode de Buonconte, dont toutes les fautes, à l’heure de la mort, ont été noyées dans une petite larme, une lagrimetta. Nous retrouvons la même compassion lorsqu’il s’agit de Mainfroy l’excommunié, roi de Pouilles et de Sicile : « Quand on eut percé mon corps de deux coups mortels, je me remis en pleurant à celui qui volontiers pardonne. Mes péchés furent horribles, mais l’infinie bonté de Dieu a les bras si grands qu’elle prend tous ceux qui se tournent vers elle. »

Il ne faut point croire qu’il y ait ici une bravade du poète adressée à l’Église ; au contraire, il lui plaît d’illustrer, par un exemple choisi pour être un symbole, la grande doctrine catholique du pardon et de la miséricorde divine ; il a pris ce type de Manfred qu’il fait revivre un instant dans l’élégance de sa beauté blonde et balafrée. Les ennemis de Manfred accusaient celui-ci d’avoir été le meurtrier de son père, de son frère, de deux de ses neveux, et d’avoir attenté à la vie de son neveu Conradin[1].

Un autre témoignage des sentimens intimes de Dante peut être relevé au XXe chant du Purgatoire. Boniface VIII était pour lui le Pape indigne, fléau de sa patrie ; Dante partageait l’animosité du vieux Jacopone, mais, en présence des événemens d’Anagni, l’Alighieri se souvient que Boniface est le Pape, et distingue de l’homme le Pape, faisant un acte de foi méritoire si l’on tient compte de son humeur : « Je vois dans Anagni les fleurs de lis, et le Christ captif dans la personne de son Vicaire.

Ainsi l’Évangéliste distingue de l’homme le grand prêtre, en affirmant que le pontife indigne avait le don de prophétie[2].

Pour pénétrer l’œuvre de Dante, il faut saisir les nuances de son profond mysticisme. Les mystiques nous parlent d’une « Nuit obscure, » avant la « Montée du. Carmel, » le « Cantique spirituel, et la « vive Flamme d’Amour. » Dante parcourt une

  1. V. Paget Toynbee, Dante Dictionary et le recueil Con Dante e per Dante ; Michele Scherillo, Manfredlo.
  2. Saint-Jean, XI.