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s’éprend d’une dame comme d’une étoile[1]. N’est-ce pas alors l’idée de la beauté qui resplendit comme une étoile au firmament de la poésie ? Ainsi que Béatrice, la dame de Guido Guinicelli passe, sereine, et son salut abaisse tout orgueil. Un sonnet de Guinicelli se termine par ces deux vers


Je vous dirai d’elle une plus grande vertu :
Nul de ceux qui la voient ne peut avoir des pensées basses[2].


Et, dans une des canzoni de Dante, nous lisons


Dieu l’a douée encore d’une plus grande grâce,
Nul ne peut mal finir de ceux qui lui ont parlé[3].


Ainsi les deux dames se ressemblent par les effets de l’admiration qu’elles éveillent, ou plutôt les deux poètes par la préoccupation morale qu’ils introduisent dans l’école du « style nouveau. » « Dans l’amour, tel que Guinicelli l’avait conçu, écrit M. Giulio Salvadori, entraient en action toutes les puissances de l’âme[4]. » Le poète de Bologne fait du cœur l’abri de cet amour. Guido Cavalcanti veut l’élever et l’idéaliser encore en le plaçant dans l’esprit ; pour y arriver, il oublie l’image vivante de la dame, et s’abstrait dans l’idée pure de la beauté ; Dante appellera Béatrice la glorieuse dame de son esprit, et mettra son amour en harmonie avec sa raison. À lui seul il était donné de chanter, sous les auspices de sa dame, l’épopée intérieure de l’âme qui s’unit à Dieu.

Sa vénération pour son prédécesseur, Guido Guinicelli, nous apparaît singulièrement touchante. En effet, le XXVIe chant du Purgatoire, où se place la rencontre, est imprégné d’une jolie nuance de tendresse humaine : « Dis-moi la cause pour laquelle, dans tes paroles et dans tes regards, tu montres que je te suis cher. » Et je lui répondis : « La cause en est dans vos doux vers, qui, tant que durera notre parler moderne, rendront précieuse l’encre avec laquelle ils furent tracés. »

  1. Cosi lo cor, ch’è fatto da Natura
    Schietto, puro e gentile,
    Donna, a guisa di stella, lo innamura.
  2. Ancor ve ne diro maggior virtute :
    Nul’hom può mal pensar fin che la vede.
  3. Ancor l’ha Dio per maggior grazia dato,
    Che non può mal finir chi l’ha parlato.
  4. Giulio Salvadori, la Poesia giovanile e la Canzone d’amore di G. Cavalcanti.