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nuages, il y a ceci : République, avec droits civiques égaux, suffrage universel, liberté de la pensée et liberté de la presse, avec, surtout, l’instruction pour tous, l’instruction laïque et obligatoire. Ces choses une fois obtenues, tout sera obtenu ; les hommes seront vertueux, il le dit en propres termes au livre vu de la quatrième partie, parce qu’ils auront le droit de vote et que « la dignité du citoyen est une armure intérieure ; » il n’y aura plus de haines de classes, plus de pauvres, plus de criminels : « On n’aura plus à craindre, comme aujourd’hui, une conquête, une invasion, une usurpation… On n’aura plus à craindre la famine, l’exploitation, la prostitution par détresse, la misère par chômage, et l’échafaud, et le glaive, et les batailles, et tous les brigandages du hasard dans la forêt des événemens. On pourrait presque dire : il n’y aura plus d’événemens. On sera heureux. » Une réflexion nous gêne un peu. Ce que souhaitait et réclamait Hugo en 1862, c’est ce que nous avons aujourd’hui ; et, si convaincu qu’on puisse être de l’importance des réformes sociales que le dernier tiers du XIXe siècle a vues s’accomplir, on est bien forcé de lui répondre qu’elles n’ont pas aboli, qu’elles ne pouvaient abolir le crime et la souffrance, qu’il y a encore des « misérables », et qu’il s’est trop hâté d’annoncer l’éclosion du « bien-être universel ».

Mais où trouver le courage de le railler, ce poète du XIXe siècle en qui revivaient les beaux espoirs naïfs des hommes de 89, ce vieillard qui avait gardé en lui toutes les ardeurs et toute la foi de la jeunesse ? Hugo a été le poète de l’action, et par là il continue Corneille, le poète de la volonté. Il a contribué, autant que cela est possible au poète, à soutenir, à exalter l’élan de la France vers un idéal qui, sans doute, est moins proche qu’il ne le pensait, mais auquel il ne faut pas se lasser de croire et de tendre, auquel c’est l’honneur de la France d’avoir cru plus fermement et plus passionnément aspiré qu’aucune nation de l’Europe. « La grandeur et la beauté de la France, a-t-il dit dans une page à la fois bizarre et magnifique des Misérables, c’est qu’elle prend moins de ventre que les autres peuples… Le flambeau de l’Europe, c’est-à-dire de la civilisation, a été porté d’abord par la Grèce, qui l’a passé à l’Italie, qui l’a passé à la France. Divins peuples éclaireurs !… La France est de la même qualité de peuple que la Grèce et l’Italie. Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. E » outre, elle est bonne, elle se donne.