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Shakspeare ou Saint-Simon, je dirais que c’est son pouvoir de donner la vie à toutes les figures qu’il peint. Leur physionomie, leur regard, le son de leur voix nous sont connus et familiers. Et vraiment, il serait vain de vouloir expliquer ce qui est le secret du génie ; l’analyse ne nous fournirait que de bien maigres résultats. Nous constaterions que Tolstoï individualise quelques-uns des êtres qu’il crée, en soulignant un trait particulier de leur personne physique : telle, Lise, la femme du prince André, avec sa lèvre supérieure qui se retrousse et ne parvient jamais à rejoindre la lèvre inférieure. Mais ceci n’est qu’un procédé, un procédé relativement facile et qui n’appartient pas en propre à Tolstoï : Dickens, avant lui, en avait abusé. Il est autrement difficile de peindre les gens de façon que leur âme, leur moi, se reflète et se traduise dans l’ensemble de leur personne et de leur vie, dans leurs paroles et dans leurs actes comme dans leurs gestes et leurs attitudes ; et c’est à quoi Tolstoï excelle.

Peut-être l’opposition que je viens de marquer entre les deux grands artistes est-elle moins sensible dans le dernier roman de Tolstoï ; et, à vrai dire, il serait naturel que la main du vieux maître fût aujourd’hui un peu moins sûre qu’au temps de Guerre et Paix ou d’Anna Karénine. Dans Résurrection, la donnée et les caractères ont quelque chose d’artificiel. Le jour où Nekludov s’assied au banc du jury se trouve être celui où Katucha, dont il a causé la déchéance et qu’il n’a pas revue depuis dix ans, est assise au banc des accusés. Il n’y avait point jusqu’ici chez Tolstoï de ces miraculeuses combinaisons d’événemens, et c’est bien la première fois, ce me semble, qu’en lisant un roman de lui, nous avons conscience de lire un roman. Ici encore, néanmoins, il s’en faut de beaucoup que sa façon de conter et de peindre soit celle de Hugo.

Elle en est même demeurée si différente qu’à certains égards, Résurrection a presque l’air d’être une critique des Misérables. J’ai dit que la scène des assises offre dans les deux œuvres de frappantes analogies de situation : combien, en revanche, la situation y est différemment traitée ! Au moment où Champmathieu, en qui les témoins et les juges s’obstinent à reconnaître Valjean, va être condamné aux travaux forcés à perpétuité, le véritable Valjean, caché sous le nom de M., Madeleine, maire de M…-sur-M…, se lève, se nomme, et se sacrifie pour sauver un innocent. Coup de théâtre admirable, mais dont le tort, aux