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Madame Bovary, drame qui se concentre autour d’un ou deux personnages principaux et se limite à un moment de leur vie, à la crise essentielle et décisive de leur existence. Dans les Misérables, et dès la seconde des cinq parties, le rôle de Valjean devient des plus secondaires. Dès lors se succèdent, en apparence sans suite et sans lien, des descriptions de Paris ou des tableaux d’histoire qui font revivre pour nous les temps de l’Empire, de la Restauration, de la monarchie de Juillet. Nous passons du champ de bataille de Waterloo aux salons ultra de 1817, du Petit Picpus aux cafés du Quartier Latin, des barricades de 1832 à celles de 1848 ; et, dans ce continuel va-et-vient, dans ce brusque passage d’une scène à l’autre, nous ne tardons pas à nous rendre compte qu’au lieu du drame d’une vie humaine, c’est un drame de la vie nationale que nous présente Victor Hugo ; que son héros n’est point Valjean, mais la France de 1815 à 1848 dans sa marche vers un idéal de justice, de liberté, de fraternité ; que son œuvre embrasse toute la vie d’un peuple pendant une période de trente années ; bref, qu’elle est moins un roman qu’une forme nouvelle, la forme moderne de l’épopée.

Mais, si les Misérables sont l’épopée du prolétariat dans sa lente ascension vers la lumière, s’ils sont très loin de se réduire aux aventures de Jean Valjean, encore est-il vrai qu’elles y forment la traîne de l’action, qu’elles sont le support du colossal édifice, et que ces aventures sont de la plus fabuleuse invraisemblance. Escalades, évasions, sauvetages, fatales et surprenantes rencontres, tout le romanesque du roman-feuilleton ou du mélodrame se retrouve dans les métamorphoses de Valjean en M. Madeleine et de M. Madeleine en M. Leblanc. Ni le pouvoir d’expression que nous admirons chez Hugo, ni les grands effets dramatiques qu’il sait tirer des situations les plus fausses, ni les larmes même qu’il nous arrache, ne sauraient nous cacher ce qu’il y a d’excessif dans ses conceptions et dans son style ; et, bien qu’il substitue ici aux évocations gothiques et aux truands de Notre-Dame-de-Paris des types et des tableaux pris dans la réalité contemporaine, nous reconnaissons encore en lui le romantique de 1830.

Veut-on voir à quel point le réalisme de Tolstoï diffère du romantisme de Hugo ? Qu’on mette Guerre et Paix en parallèle avec les Misérables. On en a le droit : Guerre et Paix est aussi