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Jérusalem, 30 janvier 1887.

Mon cher ami,

Vous avez reçu, je pense, ma première lettre de Jérusalem, et vous m’aurez pardonné ce long silence dont vous avez souffert. Il faut être bon pour le voyageur. Si vous saviez ce que c’est que la vie mouvementée que je mène, et à quel travail je me condamne pour mener à bien mon œuvre ! J’ai passé ici un mois et treize jours, mais j’en ai consacré dix-huit à une longue et pénible excursion au-delà du Jourdain, à l’orient de la Mer-Morte, dans les montagnes de Moab, d’Ouscha et d’Adjalon. J’ai voulu voir les ruines de Machœrons, la vieille forteresse d’Hérode Antipas, où Jean-Baptiste a été emprisonné et décapité. C’est un lieu sauvage habité par des Bédouins indépendans, qui ont failli nous faire un mauvais parti. J’arrivais là sous la garde du curé catholique de Medeba, un petit village perdu dans le haut plateau de Moab, escorté par cinq de ses Bédouins d’une tribu différente de ceux de Machœrons ; le vieux chef, une tête d’épervier, est arrivé sur lui, deux pierres dans chaque main, prêt à les lui jeter. L’adresse du drogman a tout calmé. J’ai assisté à une scène étonnante et d’un pittoresque sauvage. Le vieux cheikh s’est apaisé peu à peu, il a laissé tomber ses pierres ; il s’est assis, accroupi, près de notre drogman ; il a fini par accepter de boire le café, signe d’amitié : et nous avons pu déjeuner en paix sur les ruines de Machœrons…, immenses débris de pierres taillées où j’ai pu à peine reconnaître les linéamens de la vieille forteresse et du palais du Tétrarque. On a vue sur la Mer-Morte, par l’échancrure des montagnes, et aussi sur toute la chaîne des Monts de Judée depuis Engaddi jusqu’au Thabor. L’horizon, du côté de l’Ouest, est’immense ; les teintes du ciel et des montagnes sont d’une délicatesse vaporeuse ; et cependant les lignes restent pures, et tout se détache avec une netteté parfaite. Tout à l’entour, des montagnes nues, sans arbres, revêtues d’un gazon naissant. Des Bédouins à l’air farouche nous regardaient manger, leur vieux fusil à pierre entre les jambes, fumant leur chibouk. Leurs yeux se sont adoucis lorsque leur chef s’est, calmé.

Notre campement était à six heures de marche à cheval de Machœrons. Pour assurer notre retraite en toute sécurité, nous avons déterminé le cheikh à nous suivre, ce qu’il a fait à grand’peine et seulement lorsque notre drogman lui eut baisé la barbe,