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plus haute raison approchera plus une loi de l’univers que cent expériences concertées. « La loi de toute la nature est en vous-même, et vous ne savez pas encore comment monte un globule de sève. »

La même intuition, qui nous a ouvert le monde de l’âme, saura bien nous initier aux secrets de l’univers. Laissons donc notre connaissance s’orienter à cette lumière qui « brille à travers nous sur les choses et nous révèle que nous ne sommes rien, mais que la lumière est tout. » Alors nous comprendrons qu’il ne faut pas juger de ce monde d’après son apparence et que, s’il nous apparaît « pièce à pièce, — le soleil, la lune, l’animal, l’arbre, — le tout, dont ces choses sont des fragmens brillans, c’est l’âme. » Le monde est le miracle perpétuel que crée l’âme, et nous retrouvons l’unité, l’identité de ce principe créateur sous le voile infiniment diversifié de ses métamorphoses. Grâce à cette unité, la connaissance d’un seul fragment livre l’intelligence du tout : « Par mille voix différentes s’exprime la Dame universelle : — Qui devine, dit-elle, un de mes secrets, — Est maître de tout ce que je sais[1]. » Grâce à cette identité, toute la suite des développemens futurs pourrait déjà se lire dans les états antérieurs et l’histoire de la vie n’est que le progrès d’une évolution qui déroule toutes les virtualités de l’être. Vingt-cinq ans avant Darwin (près d’un siècle, il est vrai, après Diderot et ses Pensées sur l’interprétation de la nature), Emerson exprimait, dans un de ses poèmes, l’idée du transformisme, attestant ainsi, par son propre exemple, l’efficacité de l’intuition qui nous fait découvrir, au plus profond de l’esprit, des vérités rendues indistinctes par leur profondeur même. « En buvant, — j’entendrai le chaos lointain nie parler ; — des rois encore à naître marcheront à mes côtés, — et l’herbe la plus humble formera des projets, — pour le temps où elle deviendra homme[2]. »

Cette nature, à laquelle notre pensée est, au fond, identique, il nous est impossible de ne pas nous y intéresser. Nous nous sentons de même essence qu’elle ; nous lisons en nous ses secrets ; nous voyons dans ses lois l’image agrandie de nos propres lois ; nous vivons avec elle dans un constant échange. Mais il ne semble pas qu’Emerson aille de cette sympathie jusqu’à l’amour. Aimer la nature, en effet, cela suppose d’abord que nous sommes

  1. Poems, The Sphinx.
  2. Id., Bacchus.