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pour essayer de découvrir la loi qui traverse son être ; il regardera la nature dont la beauté est le voile brillant qui cache les démarches de la Cause ; et de toutes ces réflexions, ces observations, ces divinations, il fera une œuvre sans suite, sans doctrine propre, libre de ton, mais qui retrouve l’unité dans le caractère de l’écrivain et laisse transparaître une philosophie vivante sous des oracles d’apôtre et des boutades d’humoriste.

Une philosophie, ou plus justement une inspiration. « Je ne suis pas un grand poète, disait Emerson ; mais tout ce qui est de moi est d’un poète. » Et en vérité on ne saurait mieux dire. Ses vers[1] n’ont pas cette magie que le sentiment et la passion donnent au chant lyrique des grands cœurs troublés ; ils ne font pas ce miracle d’animer d’un frémissement les mots et les rythmes ou d’allumer une pensée dans la transparence d’une image ; trop souvent ils sont comme l’essor maladroit d’un esprit qui s’ajuste des ailes. Emerson est peut-être un plus grand poète quand il ne se donne pas la peine de cet artifice. Il est poète, par l’accent : un pouvoir créateur réside dans ses paroles.

La tradition de vie intérieure, héritée d’une lignée de théologiens et fécondée par le rationalisme mystique venu d’Allemagne, lui facilitait l’accès des royaumes de l’esprit, en même temps que son existence rustique dans un délicieux paysage, oasis parmi les étendues immenses de ce Nouveau-Monde encore si largement inexploité, l’ouvrait aux suggestions de la nature. Il entendit cette double leçon et voulut en répandre le bienfait. Peu lui importe la nouveauté de ses idées. Si quelque chose de bon a été dit avant lui, son meilleur office est de le redire. Nul n’a eu plus que lui « l’art de remettre au creuset, d’épurer, de frapper en médailles nouvelles la vieille sagesse de la vie[2]. » Comme Socrate, qu’il aimait, il estime que la vérité appartient à tous, est à la portée de tous, que la tâche du philosophe est de la faire admirer et aimer. Aussi son originalité la plus sure est-elle peut-être d’échauffer toute vérité des rayons de l’imagination morale et poétique. Car toute vérité l’intéresse. On le voit bien à la variété de son œuvre. Il emprunte à la théologie et à la science, à l’esthétique et à la morale, à l’histoire et à la légende. Il regarde surtout autour de lui. Et tous ces objets

  1. Voyez dans la Revue du 1er mai 1886, l’étude de Th. Bentzon sur Les poètes américains.
  2. John Burroughs.