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qu’il pressentait en lui les visées et les besoins de son temps et de son pays, et ne voulait pas d’autre autorité à sa parole.

Ralph Waldo Emerson était né dans la capitale intellectuelle de la Nouvelle-Angleterre, le 25 mai 1803. Ses ancêtres, depuis leur arrivée, cent soixante-dix ans plus tôt, avec les premiers colons, n’avaient cessé, pendant sept ou huit générations en ligne droite et ininterrompue, de fournir des prédicateurs ou des théologiens à l’église puritaine de la Nouvelle-Angleterre. Il perdit son père de bonne heure, et son enfance connut la frugalité, presque la gêne. Puis, on l’envoya à Harvard. La principale influence qu’il y subit paraît être celle du professeur de grec, l’éloquent Edward Everett, qui lui inspira une admiration enthousiaste. La tendance morale de son esprit se manifeste déjà par un essai sur Socrate auquel l’Université décerna un prix. Il semble s’être alors intéressé surtout à la littérature générale. Il étudie à fond Shakspeare et les vieux dramaturges anglais. Mais ses camarades ne remarquent guère que l’impeccable correction de sa conduite et sa maturité d’esprit. Rien ne laisse pressentir le poète et le mystique. Jamais le génie n’a fait dans le monde un début plus paisible et plus discret.

Ses études achevées, Emerson se prépara aux fonctions de la chaire. En 1829, il était chargé de l’importante église unitarienne de Boston. Autour de lui, on lisait Coleridge et Carlyle ; l’élite intellectuelle étudiait l’allemand et le français pour lire Jacobi, Fichte, Schelling, Herder, Schleiermacher, Cousin, Constant. Le christianisme rationaliste de Channing paraissait bien froid à un esprit que gagnait l’ivresse idéaliste et restait trop rituel encore, malgré l’appauvrissement du culte. Prolongeant donc la réforme unitarienne et la dépassant, le jeune ministre s’écrie que les chrétiens rendent stérile le don de Dieu, que « les sacrifices ne sont que fumée, les cérémonies rien qu’ombres vaines, » et qu’enfin les formules doivent s’évanouir devant la justice et l’amour. Sur cette déclaration, il résignait sa charge.

En 1833, pour rétablir sa santé et ranimer son esprit également abattus par la mort de sa jeune femme, il fait un voyage en Europe, où nous le voyons fort préoccupé des hommes et très peu des paysages ou des monumens. Il visite Coleridge et Wordsworth, mais va avidement surtout vers Carlyle, dont les premiers écrits avaient éveillé chez lui un ardent intérêt. Il l’alla chercher dans la lande de Craigenputtock. Les deux penseurs se