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J’ai franchi le Rhin, il y a trois semaines aujourd’hui ; j’ai passé deux jours à Cologne, dont j’ai admiré jusqu’au recueillement la merveilleuse cathédrale gothique.

J’ai encore dans l’imagination, ineffaçablement gravées, ces deux flèches qui dominent tout, et qui me faisaient reflet de deux pics de mes Alpes transportés sur les bords du Rhin par la main d’un Dieu. J’ai passé une heure à les contempler le soir, à la clarté de la lune, à en faire le tour, à les regarder de loin et de près.

Je ne crois pas que la puissance et la grâce hardie aient jamais trouvé, en architecture, une expression plus belle.

On prie naturellement devant un chef-d’œuvre d’une foi qui nous a quittés. J’ai prié, et j’ai mis mon voyage sous la garde de Celui qui a inspiré cette merveille de l’art gothique.

Je suis à Leipzig depuis quinze jours, j’en ai mis trois ou quatre à me débrouiller tout seul.

Il faut savoir se tirer d’affaire soi-même. J’ai réussi à me loger très convenablement dans une famille, moyennant quarante-cinq francs par mois. On me fait ma chambre, on me fournit le feu, la lumière, et je vais au restaurant prendre mes repas.

C’est une occasion facile de voir de plus près ces buveurs de bière, ces terribles et pesans Allemands qui nous ont si chaudement battus.

Ils me semblent sérieux. Ces gens-là travaillent, et ne s’amusent que sobrement. Ils mangent bien ; ils boivent bien ; ils digèrent ;… ils se portent bien ; ils ont l’air robuste. Rien de léger, même quand ils plaisantent, et, quand ils jouent, c’est lourd. Ils sont disciplinés : voilà une de leurs forces. Ils obéissent : voilà une de leurs vertus. La hiérarchie est partout : on la sent et on l’observe jusque dans les rues, sur le trottoir : l’homme cède le pas à la femme, l’étudiant au maître, la blouse et l’habit râpé à la redingote et au paletot. C’est invariable.

Dans les restaurans qui se trouvent à chaque pas et où cinquante personnes attablées à de petites tables boivent leurs grands verres de bière, on n’entend presque pas de bruit. En France, ce serait un vacarme ; ici, ce sont des voix sourdes,… et encore le plus grand nombre des assistans boit, fume, et ne dit rien. On les voit derrière leurs lunettes, — ces braves Allemands, — cligner de l’œil, immobiles et rêveurs.