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Saint Père le Pape nous en dispensera. Quant à l’Allemagne, le roi de Prusse peut être sûr que la France ne veut ni n’espère aucun dédommagement et qu’elle abandonne toute vue dans ce genre à l’espoir de voir la tranquillité établie. Autrefois nous nous sommes emportés, mais j’ai suivi depuis un système très modéré, il ne changera pas ; mais je vous assure qu’en même temps j’aimerais mieux mourir que de ne pas soutenir cette modération avec la plus grande hauteur. Je ne parle pas des injures que le roi de Prusse et les Anglais disent et impriment de nous ; Je plus profond mépris est le seul dédommagement de pareilles insultes. Adieu, etc. Vous serés toujours dans mon cœur un ami tendre et estimable, et sur le dessus de lettre un gentilhomme ordinaire du Roi. »


Le vieil ermite qui, pour égayer sa solitude, s’était fait le nouvelliste des grands livrait les secrets des uns pour attirer les secrets des autres et, puisqu’il avait envoyé au ministre français la copie d’une lettre émanant du roi de Prusse, il jugeait la réciproque toute naturelle. C’est ainsi qu’il écrivait à Frédéric[1] : «… Je ne puis m’empêcher de vous envoyer la réponse qu’on m’a faite. Je puis bien trahir un duc et pair, ayant trahi un roi, mais, je vous en conjure, n’en faites semblant. Tachez, Sire, de déchiffrer l’écriture. »

Il faut croire que les intéressés trouvaient à ce jeu des secrets trahis un système de compensation suffisant, car ils ne cessaient pas d’y donner prétexte. Toutefois, si Choiseul affecte de ne pas attacher trop d’importance à la fuite de sa lettre confidentielle, il en garde plus d’humeur qu’il n’en veut avouer, et, devant ses reproches, Voltaire put craindre une diminution de faveur. Il s’en ouvrit à d’Argental[2] : «… A propos, j’ai toujours peur d’avoir fait quelques sottises entre M. le duc de Choiseul et Luc. Je tache cependant de ne me point brûler avec des charbons ardens. Je me flatte que M. le duc de Choiseul n’est pas mécontent de ma conduite et qu’il n’a que des preuves de mon zèle et de ma tendre reconnaissance pour ses bontés. Seriez-vous assez aimable pour m’assurer qu’il me les continue ?… »

Choiseul, dont l’esprit était trop léger pour s’arrêter longtemps à une affaire désagréable, n’avait pu garder rancune à

  1. Le 6 novembre 1759.
  2. Lettre du 27 avril 1760.