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accueillies par les signes d’une défaveur complète, il dut songer à se créer une installation définitive. Avec l’appui du conseiller François Tronchin, il obtint l’autorisation de séjour sur le territoire de la république de Genève et fit, en février 1755, l’acquisition d’une maison située près de Genève, et qu’il appela les Délices. Mais, en 1759, gêné pour ses représentations théâtrales par les rigueurs du conseil genevois, dans la dépendance duquel il ne trouvait plus une liberté de croyances suffisamment tolérante, il acheta à M. de Budé de Boisi le domaine de Ferney, dont il prit possession en février. Il y fit d’abord construire un château, puis il en agrandit le territoire, en y joignant bientôt le comté de Tournay, que lui céda le président de Brosses et qui comportait le droit de haute et basse justice. Ferney était une seigneurie absolument franche, libre de tous droits envers le roi et de tous impôts depuis Henri IV. C’était un précieux privilège, et, pour le conserver, Voltaire ne recula devant aucune démarche ; il se fit recommander par d’Argental au duc de Choiseul, alors dispensateur des titres et brevets dont Mme de Pompadour était l’ordonnatrice.

Le duc de Choiseul, qui, jusqu’alors, avait accueilli les demandes concernant Voltaire avec une certaine froideur, se mit à sa disposition et s’occupa avec zèle de l’obtention du brevet relatif à Ferney ; Voltaire en eut la jouissance en mai 1759. Cette rentrée de faveur n’était pas sans cause ; elle était la suite naturelle d’une aventure particulièrement piquante, dont Voltaire composa l’un des chapitres de ses Mémoires pour servir à l’histoire de sa vie. Nous en donnons ici la substance, car cette aventure est eu quelque sorte l’explication nécessaire, le prétexte déterminant de sa correspondance avec Choiseul.

Dès son arrivée en Suisse, Voltaire avait repris ses anciennes relations avec son royal confrère Frédéric II, qui lui adressait couramment des productions poétiques à corriger. Or, dans les premiers jours de mai 1759, il reçut du roi de Prusse un paquet volumineux contenant des vers et de la prose ; le paquet avait été décacheté. À cette ouverture préalable Voltaire n’eût peut-être pas attaché grande importance, si, parmi les pièces de vers que lui soumettait son royal élève, il n’avait trouvé une ode dédaigneuse pour la France, méprisante pour Louis XV et, ce qui était plus grave alors, outrageante pour la maîtresse toute-puissante, Mme de Pompadour. A la lecture de ces vers, tremblant