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les pages du livre où d’autres récits se succèdent, et il semble que le tableau gravé dans la mémoire surmonte chacune de ces pages. C’est la Russie, telle que la voit et la montre l’auteur : énorme cadavre raidi sous son suaire de neige, gisant entre la steppe et la forêt, contemplé par un peuple stupide ; abandonné par le moine qui s’enfuit en marmonnant son oraison, par le raisonneur qui trompe à force de bavardages ses sinistres pressentimens. Il ne manque au tableau qu’un personnage : celui qui répandrait sur le blanc fantôme des flots d’encre noire, corrosive.

Auront-ils raison du boyatyr, du géant enchanté des légendes russes, les écrivains qui s’efforcent de lui prouver qu’il est incurable, pourri de tares, à demi mort, incapable de revivre d’une vie saine « avant cent ou deux cents ans ? » Réussiront-ils à désagréger son âme vierge, à l’annihiler dans le sentiment d’une complète impuissance morale ? Le géant se redressera-t-il d’un effort instinctif, avec toute l’énergie qui sommeille et s’accumule dans ses immenses réservoirs de vie ? — « Ah ! si l’on pouvait savoir ! » comme dit l’Olga des Trois Sœurs. A quoi Tchéboutykine, excellent Russe du vieux modèle, répond en fredonnant : « Je suis assis sur la borne… C’est égal, c’est égal ! » — Quand les Tchéboutykine le disent de cette façon, ce dernier mot répond à tout, car il signifie aussi dans leur langue : « Parlez toujours… quoi qu’il advienne, j’ai confiance en moi ! »


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.