Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

navrant ce minutieux inventaire de la sordide izba, emplie de brutes alcooliques, d’animaux à peine différens de leurs maîtres.

Les Récits occupent une large place dans l’œuvre copieuse d’Anton Tchekhof ; les trois recueils que je viens de parcourir en contiennent plus de cent cinquante. Celle mosaïque défie l’analyse, le choix y est difficile. Dans une de ses comédies, l’écrivain met en scène un photographe amateur ; au moment d’une cruelle séparation, alors que les principaux personnages échangent de tristes adieux, ce fervent du kodak s’écrie sans cesse : « Ne bougez plus ! Je veux prendre encore un cliché ! » Notre auteur opère comme son héros ; tout lui est prétexte à braquer l’appareil sur la souffrance humaine. D’autres, dans son pays, l’ont chantée, aimée, poétisée ; lui, il la photographie. Sa riche collection d’épreuves se déroule sous nos yeux comme une bande cinématographique ; et l’on ne saurait trouver de meilleure comparaison pour caractériser son œuvre. Elle nous donne l’illusion du mouvement, de la vie ; elle nous la donne dans la même mesure que le cinématographe, avec les mêmes limites, les mêmes artifices inquiétans.

Je crois reconnaître dans ce talent composite les empreintes de différens éducateurs. A l’origine de sa filiation littéraire, nous retrouvons Gogol, le père commun, l’initiateur qui enseigna le premier l’art d’observer et de peindre la vie réelle du peuple. Plus on va, plus les conteurs russes se multiplient, et plus on est saisi d’admiration pour le génie révélateur qui les a tous procréés. Il faut en vérité qu’elle soit innée, la moutonnière soumission des hommes au prestige de la nouveauté, de l’ « actualité, » pour que nos compatriotes s’appliquent à lire les pâles continuateurs de Gogol, alors qu’ils refusent de connaître le peintre original de la Russie. Rien n’y fait, c’est un parti pris d’ignorance. Je m’en irai pourtant avec la confiance qu’un jour viendra où les Ames mortes se trouveront à côté du Don Quichotte dans la bibliothèque de tous les honnêtes gens[1].

  1. « Il nous a paru y avoir comme une souveraine injustice des choses dans ce contraste entre l’éclatante gloire française, européenne même, des disciples, et l’effacement immérité du maître… » — Je recueille cet écho de mon propre sentiment dans une thèse sur Gogol, récemment soutenue à l’université de Lyon et publiée à Aix par une étudiante bulgare, Mlle Raïna Tyrnéva. Rarement cause fut mieux instruite et mieux plaidée. Je ne souscrirais pas à toutes les opinions de Mlle Tyrnéva : mais j’ai plaisir à signaler ici un travail qui témoigne d’une virile fermeté de jugement, en même temps que d’une possession surprenante de la littérature russe et de la française. Je songe au temps on je parcourais la Bulgarie, alors toute sauvage et engourdie sous le joug des Turcs ; voici qu’une petite fille de l’archiprêtre de Philippopoli vient prendre rang parmi nos docteurs, avec un livre français que nous serions tous honorés d’avoir écrit ! La terre bulgare n’eût-elle produit que cette belle fleur de pensée, ce serait assez pour payer les sacrifices qui l’ont fécondée en lui rendant son indépendance.