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grand souci de la composition dans les œuvres littéraires. On le peut ; mais il ne faut pas le faire, parce qu’il suffit, pour qu’une œuvre soit bien composée, qu’elle ait été produite par un très grand esprit ; parce qu’il suffit, pour qu’une œuvre soit bien composée, qu’elle ait été bien conçue.

Et c’est ainsi que l’Iliade et l’Odyssée sont assurément des œuvres mal composées, parce qu’elles ont été disposées, arrangées, mises sur pied par des hommes de second ordre ; mais que tel chant de l’Iliade et tel chant de l’Odyssée sont des merveilles, même au seul point de vue de la composition, parce qu’il s’est trouvé, pour faire celui-ci ou celui-là, un aède de génie qui savait ponere totum par ce seul fait qu’il savait videre totum.

Cependant, en thèse générale, oui, sans doute, les Grecs ont été lents à acquérir le talent de la composition, parce qu’ils étaient très sensibles, très vifs, très prompts à la digression dans un dialogue philosophique comme dans un récit, et insuffisamment dominés par l’esprit scientifique encore naissant. Joli mot de Montesquieu sur les digressions : « Ceux qui font des digressions ne me semblent pas si condamnables : ils me font l’effet d’avoir les bras plus longs que les autres. » On ne peut pas se disculper plus spirituellement, ni plus spirituellement faire passer en fraude un de ses défauts pour une qualité. M. Ouvré pourrait trouver son compte dans cette apologie de Montesquieu par lui-même. Nonobstant, on pourrait répondre que c’est sans doute une chose assez bonne que d’avoir les bras longs ; mais que, pour être bien fait, il ne faut pas avoir les bras plus longs que les autres.

Le siècle classique est venu tard pour les Grecs, comme il est venu trop tôt pour les Romains, pour des raisons absolument identiques en sens inverse. C’est une boutade qui contient beaucoup de vérité que de dire que l’art de la composition consiste à mettre dans l’œuvre d’art des qualités administratives. Les Romains les y mirent de très bonne heure. A peine initiés à la littérature, ils disciplinèrent la littérature. Les Grecs les y mirent assez tard et même ils ne les y mirent jamais que par accident. Voyez, entre le tumultueux Eschyle et le capricieux Euripide, l’harmonieux et eurythmique Sophocle. Sophocle, à ce point de vue, est presque un accident. Sa démarche lui est personnelle. C’est un Gœthe grec, ou plutôt c’est un Racine avec plus de profondeur de pensée et plus de génie lyrique. Mais il semble bien que les Grecs, en général, n’ont connu la composition et ne l’ont