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finit par être si profondément refoulé que, à moins de circonstances exceptionnelles, on n’avait plus à craindre d’en sentir les effets. Faute de pouvoir devenir un véritable mouton, le petit loup en avait revêtu la peau.

C’est ainsi que, d’abord, Dietrichstein avait été particulièrement scandalisé de l’insistance de l’enfant à vouloir parler, penser en français. « Je ne veux pas être Allemand ! s’écriait le petit possédé… j’aimerais mieux… je n’ose pas dire quoi !… Je veux rester Français ! » Et le gouverneur, désolé, écrivait dans son Journal : « Cela ne saurait durer ! Le prince doit devenir Allemand, et jusque dans les moindres détails. » Aussi devinera-t-on sans peine la joie de Dietrichstein lorsque, le 17 septembre 1816, il peut annoncer que, « depuis trois semaines, le prince s’est habitué à parler surtout en allemand, et parvient déjà à se faire très suffisamment comprendre dans cette langue. » « Rien au monde ne saurait être plus consolant ! » ajoute le gouverneur. Un an après, le 18 novembre 1817, le prince « parle déjà plus couramment l’allemand que le français », résultat magnifique, et « dû tout entier à l’impossibilité presque absolue où se trouve le prince de parler sa langue natale. » Et, dix ans après, Dietrichstein note que le prince « fait peu de progrès dans l’étude du français. » Il parle assez bien le français, surtout pour ce qui est de l’accord ; mais sa syntaxe est très défectueuse ; on sent trop qu’il pense en allemand, et non plus en français. Ses traductions de l’allemand en français fourmillent de germanismes. Et il est « tout à fait incapable d’écrire correctement une lettre en français. » Comme le souhaitait son gouverneur, il est bien « devenu Allemand, jusque dans les moindres détails. » J’ai cité cet exemple : j’aurais pu en citer vingt autres. Les méthodes d’éducation de Dietrichstein ont, en somme, réussi au-delà même de ce que l’on pouvait espérer.

Mais c’est que, aussi, c’étaient des méthodes « héroïques, » et appliquées avec une persévérance extraordinaire. On peut bien affirmer que, pendant quinze ans, Dietrichstein ne s’est pas relâché un seul jour de contrarier les désirs de son élève, de détourner ses penchans, de réprimer les élans de son cœur. Dès que l’enfant est « livré aux mains » de son gouverneur, celui-ci éloigne de lui tout ce qui peut lui rappeler son passé. Il fait enlever tous les objets, livres, effets de toilette, etc., où se trouvent gravées les aigles impériales : puis, cette première épuration ayant été jugée insuffisante, il ordonne qu’on enlève, d’une façon générale, tout ce que l’enfant a rapporté de France.

Quand le petit prince fait la moindre allusion au luxe de son