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peint les mœurs de nos femmes du monde : il est évident qu’elle ne saurait s’appliquer au cas de la Maslowa. Non ; l’amour qu’elle éprouve pour Nekludow, et qui va grandissant à mesure que ce dernier s’engage plus avant dans sa mission évangélique, n’est souillé d’aucune préoccupation vulgaire. C’est un amour de cœur et de tête, né de l’admiration et qui ne s’adresse qu’aux perfections morales de celui qui en est l’objet ; quelque chose comme l’amour de Pauline pour Polyeucte. Pourtant elle refusera de suivre Nekludow. Afin d’expier, à son tour, elle refoulera au fond d’elle-même cette tendresse. Elle se résignera à devenir la compagne d’un brave homme de nihiliste, qu’elle estime, cela va sans dire, mais qu’elle n’aime pas. Elle fera un mariage de raison… A vrai dire, dans toute la pièce, elle est seule à avoir un peu de bon sens.

La fille sublime, le forçat généreux, le sympathique assassin, combien tous ces types sont vieillots, surannés ; comme ils datent ! Depuis que le romantisme les a inventés, ils ont traîné à travers tous les romans-feuilletons et tous les mélodrames. Leurs déclamations ne nous donnent pas le change. Le fait est que le public odéonien les écoute sans s’émouvoir, comme on fait d’un air connu. De temps en temps, éclate quelque grosse bourde, bien subversive : trois ou quatre loustics claquent des mains ; on se retourne ; on rit. Rien qui ressemble à cette espèce de fièvre d’anarchie qui, des pages du roman, se communiquait au lecteur et dont la contagion se répandait dans un public de dilettantes, de mondains et d’élégantes ; mais plutôt le scepticisme amusé avec lequel nous écouterions aujourd’hui les Mystères de Paris ou toute autre vieillerie.

La mise en scène de Résurrection est d’une pauvreté respectable, comme l’interprétation en est d’une honorable médiocrité. Mme Bady est assez dramatique dans le rôle de la Maslowa. M. Dumény joue le rôle de Nekludow avec beaucoup d’élégance et encore plus de détachement. Il se promène à travers l’action comme un homme que ces choses ne toucheraient pas personnellement. On surprend l’imperceptible haussement d’épaules, on devine le sourire dédaigneux et poli de l’homme de sang-froid et de bonne éducation, obligé d’assister à des spectacles qui le choquent, de se mêler à des événemens qu’il juge absurdes, et, par-dessus tout, soucieux de tirer son épingle du jeu.


RENE DOUMIC.