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cerveau mal équilibré, dans une conscience dont le mysticisme confine à la folie. Du cas d’un détraqué aux prises avec des circonstances exceptionnelles, il n’y a aucune conclusion générale à tirer.

Ce qui achève de faire de Résurrection un mélodrame, pareil à vingt autres, c’est le parti pris simpliste avec lequel on y représente la société telle qu’elle est. D’un côté les bons, d’autre côté les méchans. Les méchans ce sont ceux qui, à quelque degré que ce soit, personnifient l’organisation sociale. Aristocrates ou bourgeoisie sont que pharisiens sans entrailles. Les magistrats, se tenant à la lettre et incapables de pénétrer jusqu’à l’esprit, jugent suivant une justice qui est en contradiction avec l’équité. Les jurés, insoucians et sots, au moment même où une existence humaine est remise entre leurs mains, ne peuvent se détacher de leurs préjugés, de leurs manies et de leurs médiocres intérêts. Les officiers sont d’une brutalité révoltante et les fonctionnaires d’une vénalité éhontée. Les bagnes seraient vides si on n’y enfermait les innocens, à moins pourtant qu’on ne mit, a la place des forçats, leurs gardiens et leurs juges.

Voulez-vous trouver au contraire la résignation, l’esprit de sacrifice, les sentimens de dignité et toute sorte d’exquises délicatesses ? Nul doute que toutes ces vertus ne doivent fleurir dans le cœur d’une fille publique. La Maslowa, si elle n’est pas vierge, est martyre, et elle est héroïne. Un des pires supplices qui lui soient imposés est de se sentir convoitée par le personnel masculin de la prison : elle souffre cruellement dans ses habitudes de réserve et de décence. L’unique joie qui lui reste dans sa détresse présente est de se reporter par le souvenir au temps où elle était une petite fille très sage et très pure : chaque jour, elle se ménage quelques instans pour la méditation. Hélas ! elle nous fait honte à nous tous qui, dans le tourbillon de notre vie, oublions de nous faire ce coin de fraîcheur et de calme, cette oasis pour les pensées graves. Alors elle tire d’un petit sac un portrait qu’on a fait d’elle dans les temps, et elle se demande avec angoisse ce qui peut bien être cause qu’elle n’y ressemble plus. Elle connaîtra encore une autre jouissance plus âpre, celle de se crucifier soi-même. Car elle ne peut s’empêcher d’aimer ce prince qui veut l’épouser : ce n’est pas pour les raisons que vous pourriez croire, et elle ne se soucie guère de devenir princesse. Ces sottises vaniteuses sont bonnes pour nos petites bourgeoises. Ne faisons pas à la Maslowa l’injure de la comparer à d’aussi méprisables modèles. N’expliquons pas davantage par la mémoire des sens l’attrait qui la ramène vers son premier amant. Cette casuistique de la chair est à sa place dans les romans où l’on