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bourgeois a pris Joujou pour confidente, et la tient au courant de ses amours changeantes. Elle s’amuse à ce genre de conversation sans réfléchir que parler d’amour c’est le commencement de faire l’amour. Royère s’en avise le premier, et comme, depuis longtemps, Joujou l’aime sans le savoir, il est infiniment probable qu’il sera demain son amant. Ce sera une conquête de plus, un adultère sans complications. Car Joujou est libre et pour ce qui est de Mme Royère, confiante jusqu’à l’aveuglement, elle a toujours tout ignoré de la conduite de son mari, et il n’y a pas d’apparence qu’elle soupçonne sa meilleure amie. Erreur ! Mme Royère sait, depuis toujours, que son mari la trompe. Une à une elle a appris toutes ses perfidies. Un mystérieux instinct lui a fait depuis quelques jours surprendre le secret de son mari et de Joujou ; et celle-ci, rappelée brusquement à elle-même, fait serment de ne pas ajouter une souffrance de plus aux souffrances de la femme abandonnée. Pourtant ce libertin, elle l’aimait. Elle aussi, elle avait éprouvé, et plus profondément qu’elle ne pouvait croire le charme du séducteur. Elle essaie d’oublier et elle y parvient mal. Elle voyage : elle traîne pendant quatre années à travers les villes d’eaux, les plages, les plaines et les montagnes, une vie désemparée. Mais son bonheur la poursuit, s’acharne après elle, la rattrape. Entendez par là qu’un brave garçon, Le Certier, qui n’est pas du tout un conquérant, à preuve que les femmes l’appellent « mon oncle », vient la rejoindre dans quelque Monte-Carlo, lui demande en grâce de l’épouser, et qu’elle y consent, parce qu’elle a souffert et qu’elle a du bon sens. Tout est bien qui finit bien. Et cette donnée en vaut une autre. Ce qui importe est de savoir ce que l’auteur en a tiré.

Il en a tiré une scène très poignante ; c’est celle qui termine le second acte, la scène des deux femmes. Au moment où Joujou va partir ayant promis pour le lendemain un rendez-vous à Royère, Mme Royère descend de sa chambre de malade pour dire adieu à son amie. Sans propos délibéré, mais par énervement et subit besoin de confidence, elle laisse monter de son cœur à ses lèvres l’aveu de ses souffrances de femme délaissée. Un tel aveu, dans un tel moment, se tourne si directement en reproche que Joujou s’agenouille et demande pardon pour une trahison qu’elle n’a pas effectivement commise, et dont son amie ne l’accusait pas. Entre ces deux femmes il n’y a pas eu, à proprement parler, d’explication ; rien n’a été dit, tout a été deviné. Cela est d’un art très délicat et puissant par sa délicatesse même. Ce qui ajoute encore à l’effet de cette scène, et lui donne toute sa valeur, c’est qu’au moment où l’auteur l’a placée, elle résume toute