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ailleurs un nombre de fois incalculable. Car il en est dans le monde de la fête comme partout : et ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. Combien de fois n’avons-nous pas déjà vu le type du noceur éreinté, et combien de fois ne l’avons-nous pas entendu se lamenter sur ses misères physiologiques ? Combien de parasites, depuis le Tournas de la Dame aux Camélias, ont servi de modèle pour le portrait du parasite Jacques ? Quel assortiment d’anciennes gourgandines devenues entremetteuses ! Que d’élèves du Conservatoire flanquées de leurs respectables mères ! Et, comme les types sont toujours les mêmes, les épisodes où ils figurent sont pareillement dépourvus de variété. Au premier acte du Joug, Courtial lâche une grue dont il est excédé, après quoi il rompt avec une femme du monde qui l’horripile ; et nous nous apercevons que rien ne ressemble plus à un lâchage qu’une rupture : ce sont les mêmes mots qui servent. Maintenant qu’il est libre, rien n’empêche plus Courtial de prendre une autre chaîne. Ainsi va la vie, de collage en collage ; mais elle ne va pas sans quelque monotonie. Et ces épisodes, désespérément identiques, nous laissent si indifférens ! Etes-vous curieux de savoir comment Courtial remplira l’espace qui le sépare encore de la petite voiture où languira sa précoce vieillesse ? Faites-vous des vœux pour que la mère Gambier procure à sa fille cette position sérieuse que les destins envieux lui ont refusée à elle-même ? Éprouvez-vous quelque anxiété à la pensée que le pique-assiette Jacques pourrait cesser de vivre grassement de l’opulence d’autrui ? Ces gens sont tout à fait dignes les uns des autres, et, quoi qu’il arrive entre eux, rien ne s’y passera qu’en famille. Nous ne sommes pas assez naïfs pour nous retourner parce qu’on nous crie : « Attention ! Voici une fille qui gruge un imbécile. »

Un principe de l’intérêt au théâtre, c’est que nous puissions comprendre quelque chose à la conduite des personnages avec qui on nous fait lier connaissance. Que ceux-ci soient déraisonnables et absurdes autant qu’il leur plaira ; mais que cette absurdité même et cette déraison tombent encore sous les lois de l’entendement ; que les mobiles qui leur font commettre une sottise nous restent intelligibles ! Courtial aspire à la retraite. Pour se ménager cette retraite bien gagnée, pour se faire une petite vie voluptueusement calme, pour mettre son égoïsme dans de la ouate, à quelle combinaison va-t-il s’ingénier ? Puisqu’il lui faut une maîtresse, où trouvera-t-il cette maîtresse de tout repos ? Justement on vient de lui conter l’histoire peu édifiante, mais très significative, d’un joli petit animal à frimousse