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machine du télégraphe ; l’air printanier frissonne, chargé de toutes les odeurs de la vie. Descendant l’escalier qui rattache la station à la route de montagne sur laquelle elle est perchée, je rejoins un homme qui suit son chemin en bottes de caoutchouc, plusieurs outils aratoires sur l’épaule.

La répugnance que j’éprouvais pour mes habits de travail usés et salis m’avait poussée à quelques modifications de costume qui, je le craignais du moins, pouvaient, dans une petite localité telle que Perry, révéler la classe sociale dont je m’étais momentanément séparée. L’homme me regarda tandis que j’approchais, le sac à la main, et répondit à mon salut par ces mots :

— Vous allez aux fabriques, je suppose. Il y a un tas de dames que le train amène tous les jours pour travailler là-bas.

Avec tact, il associait le mot de « dame » à celui d’ouvrière de fabrique.

— Eh bien ! je vous conduirai jusqu’à la grande rue, reprit-il, me témoignant ainsi cet intérêt bienveillant que les gens des villes n’ont guère le temps de montrer.

Nous nous frayâmes un chemin entre les larges lits de boue qu’il s’agissait de franchir.

Aux branches des arbres qui bordaient les rues non pavées, des boules de verre transparent étaient suspendues, et, à mesure que s’épaississait le crépuscule, une brillante lumière artificielle, la perfection du progrès moderne, en tombait sur la ville primitive et inachevée de Perry. Le contraste était brutal entre tant de rusticité et tant de modernisme.

— Des masses d’ouvrières ont quitté la fabrique hier, reprit mon nouvel ami. Les salaires ont été réduits et plusieurs parmi les plus anciennes ont filé. Il y en a mille au moins d’inscrites à la paye, mais on peut se faire de l’argent tout de même, et beaucoup, si l’on veut bien travailler.

Nous avons atteint la grande rue. Les flots de boue s’élargissent en un lac flanqué d’une double rangée de maisons à deux étages et à toits plats dont (la monotonie est rompue par une auberge et un hôtel de ville.

— Suivez le trottoir, me dit mon guide, allez tout droit, vous arriverez à la fabrique.

Bientôt après je rencontre un camionneur qui interpelle alternativement son cheval, tandis qu’il barbote dans le bourbier, et