Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/671

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La monotonie du bouchage est allégée pour moi par un appel à la cuisine des hommes, où je fais un jour d’intérim en l’absence de la laveuse de vaisselle. Le dîner qui se prépare est celui des ouvriers. Ils sont deux cents, gagnant de 1 dollar 35 à trois dollars par jour. Leurs salaires partout ainsi du chiffre le plus haut que puissent atteindre les femmes. Chacun d’eux donne dix sous pour son dîner. Les vingt dollars ainsi rassemblés payent les gages de la cuisinière, ceux des deux laveuses de vaisselle, et le prix du dîner qui consiste en un plat de viande, du pain, du beurre, des légumes, du café, une soupe ou un dessert. Pour la moitié de ce prix, les femmes, deux fois plus nombreuses, auraient un repas chaud quelconque, mais elles ne le demandent pas, et sont par conséquent abandonnées à leur goût malsain pour les conserves et les acides.

Cependant ma première expérience tire à sa fin. J’ai surmonté les inconvéniens de la malpropreté du gîte, de la paillasse sans draps, de la nourriture insuffisante et la fatigue d’un rude travail manuel. Quant à mes notes, elles se sont bornées aux conditions de la vie telle qu’elle se présente à l’intérieur d’une fabrique.

Indépendamment de l’absence complète de toute beauté et de l’esclavage inévitable qui écrase certaines existences, voilà ce qui m’impressionna le plus, dans la compétition élémentaire de l’homme et de la femme, telle que je l’ai vue, le premier point de la question dite féministe, m’a paru réglé. Tout le reste étant égal, les femmes avec lesquelles j’ai travaillé étaient, pour des raisons physiques, naturellement inférieures aux hommes. Dans la catégorie mâle des ouvriers je n’ai rencontré qu’une classe de compétiteurs : ceux qui gagnent leur pain. Parmi les ouvrières, j’ai noté au contraire plusieurs classes distinctes : celle qui gagne son pain, elle aussi ; celle qui travaille pour acquérir un peu de superflu ; celle qui aspire à se donner du luxe. Cette diversité de but complique la lutte et abaisse inévitablement le taux des salaires.

La femme qui doit se suffire à elle-même est en compétition avec les enfans, avec les jeunes filles qui demeurent dans leur famille, entretenues par les parens, et dépensant tout leur gain en toilettes. Tant que la question des salaires ne sera pas, pour elles toutes également, une question vitale, il n’y aura pas d’unité parmi les travailleuses ; il n’y aura pas chez elles cette