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la monotonie stupéfiante de cette vie d’atelier, de cette besogne expédiée automatiquement par les mains, sans que l’intelligence y ait aucune part.

Je me révolte intérieurement contre une société dont les exigences matérielles ne peuvent être satisfaites qu’au prix du sacrifice des esprits et des corps. Ma propre fatigue physique me fait exagérer encore la compassion que je ressens pour mes camarades. Je ne les distingue plus entre elles, je ne vois qu’une classe innombrable d’esclaves également à plaindre. Le travail m’apparaît sous la forme d’un monstre nourri d’existences humaines.

De temps à autre, un accident survient, doigt coupé, écharde enfoncée dans la chair. Une jeune fille est échaudée par une explosion de vapeur ; elle s’évanouit, on l’emporte. Et le travail continue sans interruption. Mes oreilles tintent comme si elles allaient éclater, la tête me tourne, je m’arrête un instant, épuisée. Aussitôt quelqu’un me chuchote :

— Vous ferez mieux de ne pas flâner. Si elle vous attrape, gare à vous !

Dehors, par delà les cheminées, les champs de neige passent du gris au rose, et toujours le labeur inhumain se poursuit. Quelqu’un, il est vrai, vous donne parfois un coup de main ou vous adresse une bonne parole :

— Vous n’en pouvez plus, hein ?… C’est votre première journée, n’est-ce pas ?

Puis enfin, le commandement :

— Nettoyez la table, nous allons bientôt rentrer chez nous. Chez nous ! Je pense aux odeurs horribles de friture, à la saleté repoussante de la cuisine où le souper m’attend ; je vois les enfans abandonnés, les ouvrières harassées qui rentrent ; j’entends la voix aiguë de la pseudo-mère de famille à gages, qui éclate en plaintes et en remontrances.

Nouveau coup de sifflet nous nous rhabillons : et nous voici rejetées dans le froid de la nuit. J’ai tenu bon dix heures, j’ai ajusté treize cents bouchons, j’ai chargé quatre mille boîtes de conserves, j’ai gagné soixante-dix sous.

Les deux jours suivans, il me fut impossible de reprendre ma besogne. La fatigue m’avait donné la fièvre. Chacun de mes os, chacune de mes articulations me faisait mal. Je passai ce temps de repos à chercher une pension plus proche de mon