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m’assure qu’il eût mieux valu ne pas les mettre au jour. » Voici des aveux plus caractéristiques encore, bien que marqués d’une nuance de coquetterie, dans leur humilité affectée et certainement exagérée à plaisir : » Oui, braves gens, je suis un ignorant… Peu de personnes connaissent combien je demeure au fond sans culture[1] ; seuls les initiés savent, par exemple, à quoi s’en tenir sur mon orthographe, et que de fois il m’arrive de mettre un x pour un u ! » Et ailleurs : « Ce que j’ai toujours regretté c’est l’éducation, l’instruction intégrale et systématique dans l’enfance et dans la jeunesse ; cela ne se répare pas… Les choses les plus simples et les plus courantes vous manquent au moment du besoin… Ainsi, ayant écrit peut-être trois cents fois le mot « anecdote » dans ma vie, je ne sais pas encore si c’est « anectode, » ou « anecdote » qu’il faut mettre. » Enfin, déroulant sans vergogne la liste des grands écrivains qu’il n’a pas lus, Cervantes, Homère, Dante, Voltaire, il conclut par cette confession dont ses compatriotes doivent frémir : « Je suis honteusement demeuré en route dans Wilhelm Meister[2]. »

Et, de fait, ses vues sur certains interprètes de la pensée contemporaine, sur Ibsen, Tolstoï, sur Schopenhauer, plastron ordinaire de ses railleries, sont d’une sorte de Sarcey[3] au bon sens robuste, mais peu compréhensif. Le socialisme contemporain, pour lequel il semble éprouver parfois quelques sympathies, lui est, au fond, lettre close, et il fait volontiers de ses apôtres théoriques des farceurs, toujours prêts à se contredire devant l’appât d’un bon verre de vin. — Mais, après tout, malgré des lacunes intellectuelles qui sont une partie de sa force sur son terrain favori, Rosegger sait beaucoup et juge finement la vie ; sa science est moins celle d’un mandarin de lettres que celle d’un autodidacte aux allures capricieuses : elle n’a que plus de saveur pour ses fidèles, et le malin nouvelliste s’en rend fort bien compte. C’est même pour ces persistans caractères que, malgré sa réputation presque européenne, malgré son existence aujourd’hui bourgeoise, il est demeuré à nos yeux, comme aux siens propres et à ceux de ses lecteurs ordinaires, un des interprètes autorisés de l’âme du peuple en sa province.

  1. Mein Weltleben, p. 410.
  2. Am Wanderstabe.
  3. Il rappelle le fécond journaliste français par sa réelle influence morale sur l’opinion moyenne de son pays.