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spirituels le riche sans entrailles. Il est vrai que si, pour s’en débarrasser, on lui donne enfin quelque chose de plus, il remontera sans désemparer vers le Paradis, par des vœux interminables, tous ceux qu’il plongeait précédemment dans l’Enfer.

Les femmes sont plus touchantes encore dans ce coin des bonnes âmes que l’imagination émue de Rosegger a peuplé de si charmante manière. Voici, dans son dernier roman, Erdsegen, la femme Michel, qui, cinquante ans auparavant, a perdu son enfant unique, égaré et gelé dans la montagne au cours d’un hiver rigoureux. Or, jamais elle n’a accepté ce malheur comme définitif, ni abandonné l’espoir de voir reparaître un jour plein de vie devant ses yeux le fils de sa jeunesse. Et l’auteur, s’inclinant devant ce miracle de la foi qui fait heureuse en esprit une existence misérable en réalité, note pieusement la petite oraison jaculatoire si touchante de ce cœur résigné : « Jésus, viens bientôt, nous t’attendons. Frappe, Seigneur, frappe, mais souris aussi. Merci de ce que tu sois notre roi, Seigneur Jésus-Christ. »

Voici la servante Ludmilla, qu’on a surnommée la bonne femme « Guderl[1]. » Estropiée pour la vie dans un acte de dévouement, elle emploie ce qui lui est demeuré de forces au soulagement des misères les plus maussades et les plus ingrates, avec une angélique douceur, une gaieté cordiale que rien ne rebute. Et le peintre délicat qui a fixé pour nous ses traits rayonnans d’une bonté surnaturelle, adresse en sa faveur au Ciel cette jolie prière : « O cher Père céleste, si je puis me permettre un vœu près de toi, prépare à Guderl une bonne place bien douce là-haut dans ton Paradis, peut-être tout auprès de la Chère Dame, qui n’aura pas à s’offusquer du voisinage de cette humble fille du pays de Styrie. Cependant, rien ne presse, et nous garderions volontiers encore un bon bout de temps parmi nous la vieille Ludmilla : elle-même, quelque pauvre et cassée qu’elle soit aujourd’hui, ne désire pas jusqu’à présent échanger cette vallée de misères contre les joies éternelles. Elle craint de ne trouver là-haut personne à qui faire du bien, puisque, à ce qu’on dit, tout le monde y est si terriblement à son aise. Cela lui gâte d’avance son Paradis. Peut-être pourtant, quand elle y entrera, saint Laurent sera-t-il assez bon pour la laisser oindre ses brûlures avec de l’huile de lin fraîche, ou saint Sébastien, pour lui

  1. Hoehenfeuer.