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à tout prix sur son vêtement, quand cela devrait faire un ensemble tout à fait disparate. J’aurais depuis longtemps congédié ce faquin figé dans son col, et qui semble de bois, si mes relations n’avaient besoin de lui pour me supporter. Il tient ma place dans le monde, et signifie aux yeux de tous : « C’est là quelqu’un de « convenable. » L’autre de mes personnages est un drôle de corps, toujours content de lui-même et pourtant toujours appliqué à s’améliorer encore. Quand je me retire dans la solitude, je le sens près de moi, et il me raconte les histoires les plus merveilleuses… » L’un symbolise évidemment le caractère acquis par le poète, à la suite de sa transplantation dans le milieu urbain : le second, c’est l’âme de sa race, qu’il entend parler dans son cœur dès qu’il prête l’oreille à son murmure séculaire[1].

Que l’on considère, dans sa première œuvre autobiographique, Heidepeters Gabriel, l’entourage qui fut celui de son enfance, et l’on se sentira déjà transporté au milieu d’un monde étrange. Ici, c’est une ferme dont les propriétaires ont pris la femme en méfiance, et renoncé pour jamais au mariage : ils adoptent à chaque génération un enfant trouvé, tiré de quelque hospice du voisinage, en sorte que le bien paysan passe de père en fils adoptif depuis des temps immémoriaux, et que l’héritier futur a pour devoir impérieux de se garder avant tout de l’amour. Voilà qui est déjà romanesque et comme inspiré de la Table Ronde. Là, un singulier aubergiste demeure des journées entières dans les caveaux d’une chapelle voisine, où les cercueils récens ou vieillis lui font une hallucinante compagnie, de bruits étranges et de rêves enfiévrés. Plus haut dans la montagne, au pied de murailles rocheuses verticales, vit une femme presque sauvage, qui a rompu tout lien avec la société des hommes : la Rès s’habille de peaux de bêtes, se nourrit du produit de sa chasse, et, l’esprit troublé par la misère, elle creuse malgré tout avec passion les grands problèmes métaphysiques, toujours présens à ces imaginations inquiètes. Une scène d’une puissance indiscutable nous montre cette exaltée, s’efforçant de prouver au père du héros, le Heidepeter, déjà réduit au désespoir par l’excès de ses infortunes, qu’il n’est pas de Dieu là-haut, puisqu’il n’y a pas de justice ici-bas.

Nous allons glaner çà et là, dans l’ensemble de son œuvre,

  1. Sonderlinge aus dem Volke der Alpen : Un Philosophe dans la forêt.