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Le seul événement qui nous intéresse au point de vue psychologique, en cette période de son existence, fut, peu après la mort de sa mère, la conclusion de son premier mariage : aventure romanesque, qu’il a contée d’abord, avec quelques modifications poétiques, dans un de ses romans : Haidepeter’s Gabriel ; puis, avec toute la sincérité d’une confession publique, dans une de ses œuvres autobiographiques : Mein Weltleben.

Le 20 juin 1872, il se trouvait en vacances à Krieglach, méditant le premier de ses romans, le Maître d’école dans la forêt, quand la rumeur publique lui apporta une nouvelle piquante. Deux dames étaient arrivées de Gratz par le chemin de fer et s’étaient aussitôt enquises du chemin de sa maison natale, vers laquelle elles désiraient se rendre en pèlerinage ; toutes deux sont jeunes, disait la renommée, mais l’une, un peu plus jeune que l’autre, montre des yeux dignes d’une Madone, des lèvres fraîches et rouges autant que les cerises au temps de l’Assomption. Enfin, ajoutait-on, les étrangères cherchent un guide pour leur excursion littéraire, Pierre n’a donc rien de mieux à faire qu’à s’offrir lui-même et à devenir le metteur en scène et le témoin de sa propre gloire. Nulle aventure ne pouvait être en effet plus flatteuse, semble-t-il, à l’amour-propre d’un écrivain de vingt-huit ans, demeuré, malgré ses succès de curiosité, dans la période des incertitudes et des tâtonnemens. Pourtant, la timidité naturelle du poète l’emporta sur tout autre sentiment ; il se renferma dans sa chambrette et fit répandre le bruit qu’il était absent de la région. Puis, sur les objurgations d’une amie de jeunesse, il prit une demi-mesure, et alla se cacher dans le taillis sur le chemin que devaient suivre les deux visiteuses. Il les vit donc passer de loin, accompagnées par un de ses camarades d’enfance, qui s’était présenté, à son défaut, pour les guider vers Alpel. Devenu perplexe devant un aspect fort engageant sans doute, il retourna déjeuner à Krieglach, perdit encore quelques heures, enfin, n’y tenant plus, se mit en route à son tour vers son foyer natal avec la quasi-certitude d’arriver trop tard pour réparer sa sottise. En effet, il rencontra en chemin le petit groupe de promeneurs qui revenait déjà vers son point de départ. On avait visité la vieille ferme « zum Kluppenegger, » et aussi Lorenz Rosegger qui, veuf depuis quelques mois et de plus en plus appauvri, habitait maintenant une petite cabane sur la pente inclinée de la montagne. Une fois de plus, le brave homme s’était montré accueillant avec