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La tréfilerie n’est pas ce qu’il y a de moins étrange dans le travail du fer, dans ce théâtre merveilleux, tout plein de changemens à vue, où la puissance de l’industrie atteint on ne sait quoi de magique, et, mariant les couleurs, variant les formes, se jouant des dimensions, séparant et combinant de nouveau les élémens constitutifs des corps, renversant ou redressant les données de la nature, réalise l’illusion et matérialise l’impossible. Cette barre qui s’engage, longue d’un mètre peut-être et large de huit à dix centimètres, dans la première cannelure du laminoir, guidée par des hommes qu’on a eu la précaution de revêtir de jambières de métal, sort bientôt de la dernière, longue d’une trentaine, d’une quarantaine de mètres ou davantage, pas plus grosse que le petit doigt ; elle se tord en anneaux, se plie, se replie, court à terre, comme un serpent de feu ; c’est le plus mobile, le plus agile, le plus reptile des reptiles ; et il faut être perpétuellement sur le qui-vive pour l’éviter, sauter d’un côté, puis de l’autre, selon qu’il ondule d’un côté ou de l’autre, ne pas se laisser prendre, en ses lacets, en ses nœuds, car, de quelque point qu’il effleure, il blesse ; son contact même est une morsure, et sa morsure est une brûlure. Une seconde de distraction ou de retard peut être fatale, et Ton nous a cité le cas d’un de ces ouvriers qui, ayant manqué son élan, a eu le pied entortillé, encerclé et coupé net. Il faut donc, à la tréfilerie, une mobilité, une agilité, une « reptilité » presque égales à celles de ce fil qui zigzague en une traînée de feu ; aussi la règle ou l’habitude est-elle de n’y mettre que de très jeunes gens.

Ce travail donne la machine ou le fil ébauché. Mais, le laminoir n’étant pas un instrument assez délicat pour en réduire l’épaisseur au-dessous de 6 à 7 millimètres de diamètre, si l’on veut faire de la « machine » un fil fin, on l’étiré à travers des filières, c’est-à-dire à travers des plaques d’acier dur percées de trous. Le fil, enroulé sur une bobine, est aminci à la lime par une de ses extrémités, et engagé dans la filière, — comme naguère la barre dans le laminoir, — saisi avec une pince, fixé à une autre bobine à laquelle on imprime une rotation et sur laquelle il vient s’enrouler au fur et à mesure que la première se déroule[1]. Ainsi, à froid, — en suivant la filière, — et après un grand nombre de passages par des trous de plus en plus étroits,

  1. Voyez Urbain Le Verrier, la Métallurgie, p. 198-200.