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Une peuplade gauloise, fixée sur les bords de la Sarthe, portait le nom de Cenomanni, qui finit par s’appliquer à sa capitale, comme il arrive ordinairement en pareil cas. Le nom de la ville de Cenomannis est devenu régulièrement, à l’époque où le français s’est dégagé du latin, Celmans. Mais voilà qu’on s’est avisé de l’existence, dans la langue commune, d’un adjectif démonstratif cel, qui, ayant une parenté étymologique avec l’article défini le, pouvait facilement en remplir le rôle, et bientôt on a trouvé « spirituel » de dire Le Mans, remplaçant ainsi par une tête postiche le premier élément de Cenomannis, de respectable mémoire.

Nous avons dans notre nomenclature géographique une série de noms composés du type Nogent-le-Rotrou ou Villeneuve-la-Guiard. Ce sont de véritables joyaux linguistiques, où se trouvent pour ainsi dire incrustés deux des traits les plus archaïques de notre syntaxe médiévale, l’emploi de l’article avec la valeur d’un démonstratif et celui d’un nom de personne en fonction de génitif sans l’aide d’aucune préposition : ce Nogent, c’est celui de Rotrou, cette Villeneuve, c’est celle de Guiard. Or, il y a, près de Pithiviers, une petite ville du nom de Beaune, dont le seigneur s’appelait autrefois Roland : c’est là que s’est livré, le 28 novembre 1870, un des rares combats de la guerre franco-allemande où la fortune ait souri à nos armes, comme si le nom de Roland nous avait porté bonheur. Or ce nom, nous n’avons pas su le conserver intact : nous ne disons plus, comme nos ancêtres, Beaune-la-Roland, mais Beaune-la-Rolande, tombant naïvement dans les filets du féminisme et ravalant ce beau vocable au niveau de Brive-la-Gaillarde.


V

Je n’ai pu contenir, en terminant ce rapide exposé des conditions dans lesquelles s’effectue aujourd’hui la recherche scientifique de l’étymologie, un mouvement d’humeur contre les ravages de l’analogie. N’ai-je pas eu tort ? Le savant ne doit-il pas s’incliner avec le même respect devant toutes les manifestations de la vie du langage ? Grave question, qui ne se peut traiter au pied levé, et sur laquelle l’accord se fera difficilement, parce qu’elle touche plus peut-être au sentiment qu’à la raison. Dans un éloquent article sur les déformations de la langue française,