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L’ÉTYMOLOGIE ET LA LANGUE FRANÇAISE.

fait malé comme de fortunatus il a fait fortuné ; mais il finit par se convertir à l’idée de Saumaise. Or un fait ignoré des étymologistes antérieurs au XIXe siècle nous oblige à rejeter malatus aussi délibérément que malacus : en effet, dans le célèbre manuscrit de la bibliothèque de Clermont-Ferrand qui nous a conservé le poème de la Passion, du Xe siècle, notre mot est écrit malabde, et l’étymologie doit rendre compte de la présence de ce b, qui a disparu dans la prononciation des siècles postérieurs. Diez a cru résoudre le problème en proposant le latin male aptus « mal disposé, » et Littré, Scheler et Brachet se sont ralliés à sa manière de voir. Mais cette hypothèse se heurte à deux lois phonétiques solidement établies : dans le groupe latin pt le p ne s’affaiblit jamais en b et le t ne s’affaiblit jamais en d. De même que septem est devenu en ancien français set (écrit plus récemment sept par une restauration savante de l’orthographe latine), aptus aurait donné at et le composé latin male aptus aurait abouti à malat, et non à malabde. La véritable étymologie n’a été trouvée qu’en 1874 par M. Cornu, aujourd’hui professeur à l’université de Graz : c’est male habitus. Le participe habitus est devenu successivement abde, ade, comme le substantif cubitus est devenu cobde, code, eoude. Nous sommes enfin arrivés à la conquête de la vérité par une connaissance de plus en plus exacte des lois phonétiques.

Mais le progrès n’est pas toujours l’œuvre du temps et la vérité subit parfois des éclipses par suite de l’infirmité de l’esprit humain. Dans son Traité du Franc-Alleu, paru en 1641, Caseneuve avait rattaché notre verbe acheter au substantif latin caput « tête, chef » par l’intermédiaire d’un verbe qui aurait été en latin vulgaire accapitare. Diez est d’un autre avis : pour lui, acheter représente un type latin accaptare, composé de la préposition ad et du latin captare « chercher à prendre. » La phonétique historique et comparée donne absolument raison à Case-neuve. L’ancien français dit ordinairement achater, ce qui laisse la question indécise ; mais le provençal dit toujours acaptar, ce qui montre qu’une voyelle a dû disparaître entre le p et le t, comme dans reptar « accuser », qui vient de reputare ; et l’ancien espagnol acabdar, où le p et le t primitifs n’ont pu s’affaiblir en b et en d que parce qu’ils étaient originairement séparés par une voyelle, n’est pas moins net à affirmer l’existence d’une forme primordiale accapitare. Donc la question est jugée sans