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lamment par M. Gilliéron et Edmont[1], que de l’exploration des palais, des larynx et des fosses nasales.

La phonétique historique est peut-être l’auxiliaire le plus précieux de l’étymologiste. Elle a un domaine nettement limité et régi par des lois minutieusement élaborées. Ces lois sont fondées sur l’observation des faits ; leur ensemble forme comme un filet dont la science a su tellement resserrer les mailles qu’aucun fait ne peut passer au travers. C’est en ce sens qu’il faut entendre le « principe » autour duquel il s’est fait beaucoup de bruit dans ces dernières années ; les lois phonétiques sont sans exceptions. Il n’y a pas d’exceptions, parce que tous les faits particuliers ont leur place marquée d’avance dans une loi phonétique bien faite. Si l’on vient à découvrir un fait nouveau en contradiction avec la loi, il y a lieu à révision : démaillant par ici, remmaillant par là, nous réparons notre filet, c’est-à-dire que nous sacrifions la loi pour la remplacer par une loi nouvelle. C’est ainsi qu’on sauve les principes.

Sans nous attarder plus longtemps à discuter l’essence des lois phonétiques, montrons-en l’application. L’application des lois phonétiques produit juste l’effet contraire de l’application des rayons X : grâce à ceux-ci, nous pouvons dépouiller le corps humain de son enveloppe charnelle et le contempler dans la nudité intime de sa charpente squelettique ; grâce à celles-là, nous pouvons remettre, pour ainsi dire, de la chair et des muscles sur les vocables que l’usage a rongés jusqu’aux os et les faire réapparaître dans toute l’opulence et l’éclat de leurs formes.

Soit le mot français malade, dont on demande l’étymologie. Au XVIe siècle, on le faisait venir du grec μαλαϰός (malakos) « mou, » en admettant le changement de k en d. La phonétique nous apprend que le passage de k à d est sans exemple et elle nous débarrasse du premier coup de cette hypothèse, que l’on ne rendrait pas meilleure en faisant remarquer que les Romains avaient latinisé μαλαϰός (malakos) sous la forme malacus, fréquemment employée par Plaute. Au XVIIe, Saumaise supposa que le latin populaire avait formé un adjectif malatus « qui a du mal » sur le modèle de fortunatus « qui a de la fortune » et il tira le français malade de ce latin hypothétique malatus. Ménage se tint d’abord sur la réserve en faisant remarquer que de malatus le français aurait

  1. Paris, 1902, Champion ; les deux premières livraisons, contenant 100 cartes, ont seules paru.