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L’ÉTYMOLOGIE ET LA LANGUE FRANÇAISE.

On voit qu’on avait déjà de l’esprit en France au XIIe siècle. Et c’est bien là le malheur, et qui explique que nous ne tenions pas le premier rang en philologie : un bon étymologiste ne doit pas avoir d’esprit.

La Renaissance a fait un peu de bien et beaucoup de mal à l’étude de notre langue. Il faut lui savoir gré d’avoir secoué la torpeur du moyen âge et éveillé, dans ce domaine comme dans tant d’autres, l’activité de l’esprit humain. En restaurant l’étude du grec, négligée depuis la chute de l’Empire romain, elle a fait rentrer dans le domaine commun la pleine intelligence du vocabulaire savant que le français avait emprunté à la scolastique et que la scolastique avait fini par ne plus comprendre.

C’est déjà l’aurore de la Renaissance qui point sous Charles le Sage avec Nicole Oresme, protégé de la Cour et traducteur officiel d’Aristote. Le bon Oresme met Aristote en français d’après des traductions latines et non d’après le texte original, mais peu nous importe. Il n’ignore pas que les termes scientifiques qu’il francise viennent du grec ; il a même pris soin de rédiger pour ses lecteurs deux vocabulaires spéciaux où ces termes sont expliqués, généralement assez bien. Et le voilà qui s’engage déjà dans la voie de perdition où les hellénistes du XVIe siècle rouleront à qui mieux mieux : il croit découvrir, une fois par hasard, quelque conformité entre le vocabulaire des deux langues. Ayant fabriqué le mot eutrapèle pour rendre le grec εὐτράπελος (eutrapelos). « celui qui scet bien tourner à point les fais et les paroles à gieu et à esbatement, » il lui monte au cerveau une bouffée étymologique, dont il nous fait part en ces termes : « Par aventure de ce vint ce que l’on dit en françois d’un homme qu’il est bon trupelin. « Nous ne connaissons ce mot trupelin que par le témoignage de Nicole Oresme ; nous ne savons pas d’où il vient, mais nous croyons pouvoir affirmer qu’il ne vient pas du grec C’est tout le progrès que nous avons fait depuis le XIVe siècle ; c’est peu, hélas ! mais ce peu est pourtant quelque chose.

Ils sont légion au XVIe siècle — et, malheureusement, leur lignée n’est pas encore éteinte[1] — ceux qui veulent expliquer le français par le grec. Leur chef de file est le premier professeur royal du Collège de France, le célèbre Guillaume Budé, qui a,

  1. C’est à elle qu’appartient, par exemple, l’abbé J. Espagnolle qui a publié, de 1886 à 1889, un ouvrage en trois volumes intitulé : l’Origine du français (Paris, Delagrave).