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Un acte de honteuse félonie venait de s’accomplir. Tandis qu’autour de l’indécis Pinoteau une vingtaine de mutins déclamaient, impuissans, d’autres, épouvantés, dénonçaient leurs desseins, et demandaient l’arrestation du colonel. L’instigateur de cette manœuvre était le neveu du président Treilhard, ce jeune commandant Couloumy dont nous avons parlé déjà, au début de notre récit. Nul jacobin, cependant, n’avait paru brûler de plus d’ardeur républicaine ; naguère encore, sa juvénile exaltation effarouchait jusqu’à ses camarades. Oui, mais voici qu’une occasion se présentait pour lui de devenir chef de brigade, et aussitôt adieu le projet de « marcher sur Paris, baïonnettes en avant, » le dessein « d’enfoncer le poignard au sein du tyran corse ! » Ah, l’Avancement, quel tentateur de la Vertu !… Toute la nuit, le commandant avait donc couru par la ville, réveillant maints officiers, les exhortant à se soumettre, et les endoctrinant. « Offrons au Consul, pour victimes expiatoires Pinoteau et Müller ; nous éviterons ainsi la déportation ! » En même temps, il leur faisait signer une requête à Bonaparte. Couloumy avait obtenu, par ce moyen, un certain nombre d’adhérens, et, quand le jour fut levé, il se présenta, escorté de quelques amis, à l’hôtel de la division. Mais il y fut très mal reçu. Le grincheux Delaborde était un honnête homme ; il s’indigna contre ces militaires qui se transformaient en délateurs, s’empara de leur supplique, puis les congédia brutalement.

Le lendemain, dimanche 8 messidor, fut pour le préfet d’Ille-et-Vilaine une journée de fortes émotions. Les troupes n’avaient pas même été consignées, et, de bonne heure, les soldats de la 82e se répandirent en ville. Le chapeau campé sur l’oreille, la main posée sur le briquet, ils vaguèrent par les rues, très provocans. La bonne amie ou la grivoise, le chasseur, le dragon, le canonnier, le vétéran leur donnaient conduite, et avec eux faisaient bacchanale. « Quand se reverrait-on ? En l’an quarante ou dans le mois aux quatre décadis !… Gredin de petit Corse ! » On s’attabla dans les cabarets, et l’on y ripailla ; le vin et le cidre coulèrent, le pousse-café et la rincette ; puis, entre la bouteille et le pichet, on s’échauffa : A bas Bonaparte ! Vive Moreau ! Chez les traiteurs et dans les tabagies, pareille animation ; le bourgeois jacobin se mêlant aux officiers politiquait et protestait : A bas Bonaparte ! Vive Moreau ! — le refrain de leurs colères Bientôt, des faits plus graves se produisirent. A la tombée de la suit, des