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l’Europe. Pour nous, je ne vois que l’imprévu qui nous puisse tirer d’affaire avec élégance, comme disait Archambauld de Périgord, le frère de M. de Talleyrand en 1832. Ou une révolution, ou la guerre ; et la guerre c’est probablement une révolution. Il y a beaucoup de panique parmi le bourgeois, beaucoup d’irritation anti-prussienne parmi le populaire. J’avoue que je crains les généraux prussiens, bien qu’ils soient moins bons catholiques que nos maréchaux. Je crains les fusils à aiguille, bien que nos militaires de l’Ecole Polytechnique prétendent que c’est un détail sans importance sur le terrain. Enfin je ne nous vois pas d’alliés[1]. Ajoutez à cela les nouvelles lois qui, sans contenter messieurs les rouges, augmentent leur force et leur audace. Après cela, moquez-vous des Grecs ! À la quantité des batailles qu’ils gagnent, je suppose qu’il n’y a plus guère de Turcs en Candie. Cependant si l’empereur Alexandre n’est pas bien mal dans ses affaires, n’est-il pas probable qu’il profitera de l’embrouillamini général pour faire un pas et une assemblée[2] du côté de Constantinople. Je ne vois pas trop ce qui peut l’en empêcher. L’Angleterre marche rapidement au suffrage universel. Ce qui paraît certain, c’est que personne ne sait encore ce que produira le bill de réforme, dont on croit l’adoption assurée, bien qu’il n’y ait pas un membre dans le parlement qui le vote avec plaisir. On se jette la tête la première dans un trou noir, sans savoir ce qu’il y a au fond. Cependant l’aristocratie anglaise est très riche, elle sait dépenser son argent à propos, et comme la démocratie ne dédaigne pas l’argent et le gin, il se peut que les prochaines élections tournent au profit des aristos. C’est ce qui arrivait à Rome lorsque le suffrage universel y fut établi. Le Prince Impérial est tout à fait hors d’affaire. Il commence à sortir et n’a de difficulté que pour s’asseoir. Dans quelques jours il sera tout à fait bien. Adieu, cher monsieur, je vous souhaite santé et prospérité. Tâchez de trouver de beaux vases et de belles statues. Ils ont acheté une bien belle patère au British Museum, attique représentant Aphrodite assise sur un cygne volant. C’est du plus beau dessin et cela vient de Rhodes par Salzmann. Adieu, cher monsieur, souvenez-vous d’un malade que vos lettres réjouissent.

  1. Ces craintes qui devaient, hélas ! se réaliser trop tôt, Mérimée ne les eut qu’après Sadowa, qui lui enleva toutes les illusions qu’il avait.
  2. Sic. Peut-être faudrait-il lire « enjambée. »