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s’épuisait à gagner. On découvre en particulier que Carlyle, qui cependant n’était guère prodigue de ses éloges, écrivait à Forster, après la mort de Dickens : « Je l’ai connu depuis près de trente ans ; et je dois dire que chacune de nos rencontres m’a plus profondément convaincu de son éminente valeur et beauté morales : jusqu’à ce qu’enfin j’aie été forcé de reconnaître en lui l’homme le plus cordial, le plus sincère, le plus juste, le plus aimant, de mon temps. Aucune mort, depuis celle de ma femme, ne m’a autant consterné ! Bon, doux, tendre, noble Dickens : il n’y avait pas un pouce de sa nature qui ne fût d’un honnête homme ! »

Qu’est-ce à dire ? Quel est ce nouveau Dickens, si différent de celui que nous ont montré ses deux biographes, si pareil à celui que nous faisaient entrevoir ses livres ? Dans l’appréciation de la véritable nature du poète, le poète Carlyle n’aurait-il pas été meilleur juge que l’homme de loi Forster ? Et alors, à la lumière des phrases de Carlyle, comme aussi de tout l’épilogue du livre de M. Gissing, nous apercevons que, tel qu’il est conçu, le récit qui précède cet épilogue n’a pu manquer de nous offrir une image inexacte de la vie de Dickens. Ce récit, en effet, ne nous révèle que les circonstances extérieures de sa vie ; il nous présente l’homme d’action, l’écrivain populaire, le voyageur et le conférencier : mais pas une fois il ne nous ouvre le cœur même de Dickens. De telle sorte que nous assistons à une foule d’actes et de paroles qui, suivant l’intention qui les a dictés, peuvent être le fait, soit du parvenu grossier que j’ai dit, ou bien d’un grand enfant, capricieux, mal élevé, exubérant, avide d’émotions faciles, mais, au fond, plein « de valeur et de beauté morales. » Le témoignage de Forster ne contredit qu’en apparence celui de Carlyle. Entre le Dickens que nous décrivent ses biographes et celui qui se livre à nous lui-même dans son œuvre, nous restons libres de choisir suivant notre goût. Et rien ne nous empêche, Dieu merci, de continuer à voir, dans le poète des Contes de Noël, le plus noble, le plus cordial, le plus sincère, le plus aimant des hommes ! »


T. DE WYZEWA.